calb15609a_jpg-300x200Dans l’obscurité de son quartier interlope de la banlieue nord de Conakry, Dr Dre prépare à sa manière la campagne présidentielle. « En deux minutes et trois SMS, je peux mobiliser des centaines de jeunes du ghetto qui n’ont pas peur d’affronter les militaires et sont prêts à mourir », lâche le jeune chef de gang. Dans sa maison décatie, cet instigateur des insurrections urbaines est à l’œuvre en écoutant les morceaux de ses idoles : les millionnaires du hip-hop californien comme Snoop Dogg et son homologue Dr Dre.

Sans se presser, le Dr Dre de Conakry jongle avec les portables. Il se dit aux ordres de l’Union des forces démocratiques de Guinée (UFDG), le principal parti d’opposition, qui ne cesse ces jours d’appeler à manifester dans l’espoir de renverser ou du moins de déstabiliser le président Alpha Condé. « Ça devient de plus en plus dur de contrôler les gars du ghetto. Ils veulent en découdre avec les forces de sécurité qui ont tiré à balles réelles et tué plus de 60 jeunes ici depuis 2011 », admet ce caporal des quartiers nord de Conakry. Dr Dre n’a que 25 ans mais connaît toutes les ficelles des trafics de drogues avec la Sierra Leone voisine et s’est forgé une solide expérience de la contestation politique au gré des tragédies de la décennie écoulée. « J’ai vu beaucoup d’amis tomber sous les balles lors des grandes grèves de 2007 contre Lansana Conté puis lors du massacre du stade le 28 septembre 2009 », dit-il.

Aujourd’hui, celui qui se dit un « survivant » ne se montre plus sur le terrain des affrontements avec les forces de l’ordre. Il commande une petite armée de jeunes qui montent au front avec de simples pierres face à des policiers et gendarmes qui n’hésitent pas à se servir de leurs armes. Pour le moment, il retient ses troupes d’élite composées de voyous et de diplômés chômeurs. Les 20 et 23 avril, il n’a envoyé que les « petits » dans la rue, des gamins souvent désœuvrés et volontaires ou manipulés. Un jeu dangereux, parfois mortel. En marge de la marche pacifique du 13 avril, c’est Souleymane Bah, 30 ans, qui a trouvé la mort, touché par un balle dans le thorax. « Les vrais gars de l’Axe n’ont pas encore répondu à l’appel de l’UFDG. On se consulte, on se prépare [avec les autres chefs de gangs]. Si on décide à sortir, on devient très dangereux pour le pouvoir et tout le monde le sait », explique Dr Dre, certain de sa puissance. « L’Axe », du nom de cette zone déshéritée de la commune de Ratoma traversée par la route « Le Prince », concentre des quartiers peuls, contestataires, et pauvres du nord de Conakry. L’ancien président Lansana Conté l’avait surnommée « l’Axe du mal ».

Une artère redoutée de Conakry

Certains taxis du centre de la capitale refusent de desservir cette artère de Conakry redoutée pour ses braquages à main armée. D’autres franchissent, le pied sur l’accélérateur, ce labyrinthe de misère où survivent grâce à la solidarité ethnique et aux trafics des familles privées de chemins asphaltés, d’eau courante, d’électricité, d’écoles et d’hôpitaux publiques. La quasi-totalité des habitants sont des Peuls originaires du Fouta. Tous dénoncent une « politique ethnocentrique » du président Alpha Condé, accusé de privilégier les membres de son ethnie, les Malinké.

Dans ce climat de tensions politico-ethniques exacerbées par le pouvoir comme par l’opposition, la loi est celle de gangs bien structurés. Leurs noms s’inspirent d’une mythologie américaine qui mêle esthétique de la violence et apologie du crime, glamour et bling bling de rappeur : « Blood Boys », « Sim City », « Communauté Ona » (diminutif d’Aristote Onassis, l’armateur grec qui fut l’un des hommes les plus riches au monde), ou encore « Shakur Clan » en référence au rappeur de Los Angeles Tupac Shakur.

Ce lundi 20 avril à l’aube, dans un terrain vague jonché de détritus du quartier de Bambéto, au centre de « l’Axe », Barry Boubacar dit « César », 18 ans, enchaîne les joints avec ses « frères du ghetto ». Un téléphone portable crache du rap américain. Les gamins hâves partagent une baguette de pain et un mélange d’alcool, de jus et de valium. Les esprits s’échauffent avant d’aller suivre le mot d’ordre de l’UFDG qui a à nouveau appelé à manifester.« La police m’a déjà tiré dessus, lâche « César » en dévoilant ses plaies. On n’a pas peur des uniformes, ils peuvent me tuer avec leurs armes, mais si j’en attrape un, je peux l’égorger ». Son visage fermé se fait sinistre lorsqu’il mime le geste, les yeux rougis par les cannabinoïdes. Certains revendiquent leur appartenance au gang « La république des diables », qui règne à Bambéto. Tous martèlent que « la jeunesse souffre à cause d’Alpha Condé et a la rage ». Star du « ghetto », le leader peul de l’opposition, Cellou Dalein Diallo, est surnommé le « président de l’Axe ».

Une fois que c’est « Hiroshima » dans leurs têtes, comme ils disent, ces jeunes âgés de 15 à 20 ans rejoignent la fameuse route Le Prince. A quelques mètres, des policiers et gendarmes barrent la route et pointent leurs armes qui crachent des gaz lacrymogènes. Les affrontements commencent. « César » et ses camarades brûlent des pneus, jettent des pierres. Ils ne savent plus pourquoi ils se battent, mais personne ne saurait les arrêter. Une poignée d’hommes pieux et âgés observe la scène depuis la mosquée de Bambéto, au bord de la route. Ils tentent de calmer les gamins. En vain. Les insultes fusent. Depuis que le chef de l’Etat est venu ici en grande pompe, le 20 février, pour la prière du vendredi, l’imam et certains vieux du quartier sont soupçonnés de collusion avec le pouvoir. Une pierre a même brisé une fenêtre du lieu saint, au grand dam de l’imam, allongé ce matin sur une natte en plein soleil, un téléphone satellite dans la main, un chapelet dans l’autre.

Les voilà, ces « petits » que des chefs de clan comme Dr Dre utilisent pour servir les intérêts politiques cyniques et affairistes du « Ghetto ». Ce jour-là, Bambéto ne pleurera pas de morts. L’opposition annonce 32 blessés dont au moins 20 par balles. Ce que le gouvernement dément.

Partis politiques et financement des gangs

Dans le quartier voisin d’Hamdallaye, dans un petit enclos discret qui dégringole vers la voie ferrée où les convois de bauxite ne passent plus depuis longtemps, des chefs de gang tiennent une réunion. Autour, des maisons en ruines et un marché aux étals décharnés. Le muezzin de la mosquée de Kakimbo appelle à la prière, mais les leaders de « Diggi Diagga », « Public Defense », « Unity for Peace », et « Blood Boys » ont d’autres sujets de préoccupation, plus matériels. Ils sont vêtus à l’américaine, manient des liasses de billets et fument sans retenue. Ils refusent d’évoquer la question des armes. « C’est secret », tranche l’un d’entre eux. A les écouter, l’heure est grave : le « ghetto » serait infiltré par des émissaires du pouvoir qui auraient distribué des motos et des millions de francs guinéens à d’autres chefs de clan de « l’Axe », pour « acheter le calme ». Ce que démentent le gouvernement et le parti du président, le Rassemblement du peuple de Guinée (RPG).

« Nul ne peut manipuler l’Axe, nous nous battons pour le pays et pour la démocratie », tient à préciser le chef de clan de « Unity for peace » qui hésite à mobiliser ses « jeunes » pour la manifestation de jeudi.

Dans Bambéto, Hamdallaye et les autres quartiers de l’Axe, des haut-parleurs relaient l’appel des partis d’opposition à manifester le 23 avril. « Ce n’est que le début de la révolte. L’heure des grandes manifestations n’a pas encore sonné », assène Dr Dre qui confie avoir lui aussi été contacté par des hommes politiques de la majorité comme de l’opposition. Il dit avoir décliné des dizaines de millions de francs guinéens. D’autres auraient accepté, Dr Dre a des noms.

Depuis la mort du président Lansana Conté en 2008, des acteurs de la vie publique, à coup de millions de francs guinéens ou de quelques caisses d’alcool, recourent à la puissance de mobilisation des gangs de l’Axe, qui ont fait la preuve de leur poids politique et de leur capacité de déstabilisation. Certains chefs de clan font monter les enchères et manipulent eux aussi les partis, qui ne peuvent se passer de leurs mercenaires. « Ils sont très politisés mais vont aussi du côté du plus offrant. Que ce soit le parti au pouvoir ou les partis de l’opposition, tous font appel à eux pour manifester ou contre-manifester, explique un ancien chef de clan. Certains vont gratuitement aux manifs pour défendre une cause, d’autres sont payés, d’autres encore en profitent pour piller et donc gagner des sous ».

Dans le « ghetto », nul n’a oublié les centaines de millions de francs guinéens déversés par l’ancien chef de la junte, Dadis Camara, dans les poches des « leaders » de l’Axe et des chefs de gangs. « S’ils vous appellent bandits, moi aussi je me réclame bandit ! », avait même lâché le président de la transition en 2009 dans un discours à Conakry lors d’une opération de séduction des gangs. Après avoir mené la contestation contre Lansana Conté, ce sont finalement les jeunes de l’Axe qui se retourneront contre ce capitaine soupçonné de vouloir s’accrocher au pouvoir. « Les bandes de jeunes de Conakry constituent un poids lourd politique et les responsables des partis les utilisent pour mener leurs manifestations contre leurs oppositions respectives », souligne Joschka Philiipps, sociologue à l’université de Bâle, en Suisse, et auteur d’une thèse sur les bandes de jeunes de Conakry.

Et la présidentielle de 2010, qui a porté au pouvoir l’opposant Alpha Condé ? « L’Axe était plutôt favorable à son adversaire Cellou Dallein Diallo, mais nous avons décidé de laisser sa chance à Alpha Condé qui nous avait donné un peu d’espoir. Au début de son mandat, il avait l’Axe avec lui », rappelle Dog Mayo, petit homme ingambe de 33 ans, licencié en langue arabe, chômeur et cadre d’un clan du quartier sensible de Kaporo-Rail. « Mais rien n’a changé pour la jeunesse de l’Axe ni celle du reste du pays. Les tensions ethniques ont été exacerbées. Aujourd’hui, Alpha Condé doit affronter l’Axe », conclut cette figure de l’univers des gangs de Conakry. Lui ne voit pas d’inconvénient à accepter les millions de francs du pouvoir, « pour mieux le combattre ». Ces jeunes qui se pensent en guerre et au centre de l’échiquier politique pourraient bien encore être les éternels perdants d’un jeu qui, au final, les dépasse. Les gangs de l’Axe sont des pions qui se croient les rois de la politique.

Un paysage politique disloqué

Mercredi 22 avril, à Conakry, dans la commune de Dixinn, la maison de Cellou Dalein Diallo est transformée en siège de parti politique. Dans la case peul du jardin ou dans son bureau, le leader de l’opposition reçoit du matin au soir. En début d’après-midi, l’oncle de Lansana Conté, El Hadj Sekhouna Souma, fait son entrée. Ce notable soussou de la Basse-Côte est venu de Dubréka, à 50 km de Conakry, pour apporter son soutien. Il s’en va prier avec des cadres de l’UFDG pendant que Cellou Dalein Diallo retourne orchestrer la mobilisation du lendemain. La situation politique s’envenime à l’approche de l’élection présidentielle prévue le 11 octobre. Les propos belliqueux de certains responsables de l’opposition comme du pouvoir polarisent encore un plus un paysage politique déjà disloqué. Le dialogue, pouvoir et opposition disent le souhaiter, alors qu’il est au point mort. Parmi les contentieux, la tenue d’élections communales réclamées par l’opposition comme condition non négociable à la tenue de la présidentielle.

De Paris où il s’entretenait en fin d’après-midi avec son homologue français, François Hollande, le président guinéen Alpha Condé a réaffirmé son rejet de toute modification du calendrier électoral. Alors Cellou Dalein Diallo va se tourner une fois de plus vers la rue, vers « l’Axe de la démocratie », comme il l’appelle.

« Je n’ai pas d’autres choix. Le dialogue n’avance pas, la communauté internationale n’intervient pas, restent donc les manifestations. Les jeunes de l’Axe n’en peuvent plus d’être stigmatisés et me soutiennent », explique cet ancien premier ministre de Lansana Conté qui dit redouter « un bain de sang » que certains, y compris parmi les chefs de gangs, soupçonnent de vouloir provoquer afin d’attirer l’attention de la communauté internationale. Dix jours plus tôt, il s’était adressé directement aux jeunes de Bambéto pour les exhorter à refuser les millions francs du pouvoir : « Ce serait une honte de collaborer avec les assassins qui ont garanti l’impunité à ceux qui assassinent vos collègues. Nous devons continuer le combat jusqu’à la victoire ».

Dans son bureau du ministère de la jeunesse, Moustapha Naïté suit de près l’évolution de la situation, en lien permanent avec les responsables sécuritaires. Ce jeune ministre prépare, avec sérénité, sa réponse à la mobilisation du lendemain. A la mi-journée, le ministre de la sécurité, Mahmoud Cissé l’appelle : « Selon nos informations, ils ont prévu de se positionner sur l’Axe dans la nuit, de brûler des pneus puis de s’attaquer aux mairies. Mais nous sommes prêts ». Le ministre de la jeunesse s’indigne. « Ce que fait l’opposition, ce n’est autre que du terrorisme politique. Elle instrumentalise des mineurs sans conscience politique, qui ne votent pas mais marchent contre le calendrier électoral et sont jetés sur l’Axe face aux forces de l’ordre ».

Jeudi 23 avril, les leaders de l’Axe n’ont pas lâché leurs fantassins. « Les gangs ont le temps, les hommes politiques ont la montre », ironise Dr Dre. Cette fois encore, ce ne sont que les « petits » qui sont descendus sur la route Le Prince. Les affrontements ont été de basse intensité, de même que dans les 4 préfectures – sur les 33 du pays – où se sont tenues des manifestations. Deux hommes ont perdu la vie. L’un à Labbé, dans le Fouta, berceau des Peuls et fief de Cellou Dalein Diallo. L’autre à Conakry. Entre Kaporo-Rail et l’Axe, Dr Dre navigue entre les gangs et les émissaires des partis politiques. « Ça peut exploser à tout moment », prédit-il.

Par Joan Tilouine (envoyé spécial à Conakry), in Le Monde