Empêtrée dans ses contradictions, otage d’intérêts politiques, la célèbre université islamique peine à rénover son enseignement et à immuniser les jeunes contre le discours sectaire.

«Les textes et les idées que nous avons sacralisés au fil des siècles sont en train de contrarier le monde entier […]. Vous, imams, êtes responsables devant Allah. Tout le monde vous observe. » Ces mots, prononcés par Abdel Fattah al-Sissi en décembre 2014, ont autant séduit qu’étonné. Message reçu cinq sur cinq par les dirigeants d’Al-Azhar. Quelques semaines plus tard, lors d’une conférence sur le terrorisme tenue à La Mecque, le grand imam de la vénérable institution, Ahmed al-Tayeb, a emboîté le pas au président égyptien en rappelant qu’il fallait combattre l’extrémisme, lequel est lié à une « mauvaise interprétation du Coran et de la sunna ». Et a annoncé des changements majeurs au sein de l’université dans les mois à venir.

Avec la diffusion grandissante de l’idéologie de Daesh, tous les regards se sont tournés vers l’Égypte, l’un des principaux pôles de l’islam modéré et pivot de la lutte antiterroriste au Moyen-Orient. Pourtant, le pays des Pharaons voit lui aussi ses jeunes rejoindre les rangs de Daesh en Syrie et en Irak ou ceux d’organisations extrémistes sur son propre territoire, dans la péninsule du Sinaï. En témoigne la récente attaque contre la ville de Sheikh Zuweid par une centaine de combattants se revendiquant de Daesh tout droit sortis, pour certains, d’Al-Azhar, qui accueille chaque année des milliers d’étudiants égyptiens et étrangers venus étudier l’islam.

Nous avons amorcé, depuis un an déjà, une réforme de l’enseignement et des prêches dans les mosquées afin que cesse la diffusion d’idées en contradiction avec l’authentique foi musulmane

L’obligation de renouveler le discours

Souvent accusée de laisser libre cours à des idéologies radicales au sein même de son université, Al-Azhar, pilier de l’islam sunnite, se retrouve propulsée en première ligne dans la lutte contre les dérives sectaires. « L’émergence de nouvelles factions qui recourent à la violence au nom de l’islam nous oblige à nous positionner fermement », assure Abbas Shuman, conseiller spécial du grand imam sur les questions religieuses, qui refuse toutefois de parler de réforme. « Réformer implique la modification du management de l’institution, ce qui n’est pas à l’ordre du jour. En revanche, le besoin de renouveler notre discours est réel. […] Nous avons amorcé, depuis un an déjà, une réforme de l’enseignement et des prêches dans les mosquées afin que cesse la diffusion d’idées en contradiction avec l’authentique foi musulmane. »

Car aujourd’hui, ce sont les cours dispensés aux élèves dès leur plus jeune âge – on peut s’inscrire à Al-Azhar dès l’âge de 5 ans – qui sont pointés du doigt, dont notamment la sensibilisation au jihad et l’étude d’ouvrages prônant la violence ou de textes radicaux sans aucune mise en perspective. Ces sources étant celles-là mêmes auxquelles se réfèrent les groupes terroristes, certains fidèles pourraient se sentir encouragés à mettre en pratique ce qu’ils ont lu et appris tout au long de leur scolarité. « Al-Azhar a toujours condamné la violence et le terrorisme. Mais, en l’état, il est vrai que le système éducatif peut conduire certains étudiants à se radicaliser », reconnaît Shuman.

H. A. Hellyer, chercheur au Brookings Center for Middle East Policy, dénonce le procès d’intention fait à l’institution. « Al-Azhar souffre des mêmes maux que le reste du système éducatif égyptien. Il est exagéré de dire qu’elle pourrait être responsable de la radicalisation de certaines personnes qui décident de rejoindre Daesh. En revanche, elle n’est pas capable de les immuniser contre les messages radicaux. Son incapacité jusqu’à présent à délivrer un message plus moderne à partir des textes authentiques a rendu un certain nombre de personnes plus vulnérables et plus perméables à des sources extérieures. »

Les Frères musulmans exclus

Au début de l’année, répondant à l’appel de Sissi, Al-Azhar a banni les professeurs faisant mention du jihad sur leur CV, annoncé le renouvellement partiel de sa bibliographie et lancé de nouveaux moyens de communication, dont un magazine et une chaîne YouTube. Pour Amr Ezzat, spécialiste des questions religieuses au sein de l’Initiative égyptienne pour les droits personnels (EIPR), « c’est un premier pas encourageant, mais c’est la réforme du système éducatif qui est primordiale ». Laquelle est toutefois « jusqu’à présent impossible en raison de profondes divergences au sein de l’institution. Doit-on, par exemple, insister sur l’héritage islamique ou, au contraire, offrir une vision plus contemporaine ? »

Un débat d’autant plus brûlant qu’il est hautement politisé étant donné la volonté assumée du régime d’éradiquer de l’institution toute influence des Frères musulmans. Mais pour Amr Ezzat, « Sissi veut surtout renforcer son pouvoir en supprimant les voix dissonantes. Le ministère des Cultes vient ainsi d’écarter de nombreux membres d’Al-Azhar qui avaient critiqué les événements de Rabaa al-Adawiya ». Mais ils seraient encore au nombre de 1 500, parfois à des postes clés. « Nous n’avons aucun membre de la confrérie dans nos rangs, déclare Mahmoud Abdel Gawad, chargé des relations diplomatiques d’Al-Azhar. Ceux qui ont été identifiés ont été exclus. » Une affirmation nuancée par Abbas Shuman : « Il y a une présence, mais ils sont parfaitement sous contrôle. »

Très critiqué pour la répression violente qu’il exerce contre ses opposants, Sissi veut coûte que coûte redorer son blason sur la scène internationale

Dans les faits, ni l’institution ni le pouvoir en place ne peuvent se passer de la confrérie. « Les autorités sont obligées de mener une politique à deux vitesses, analyse Amr Ezzat : d’une part, elles préconisent le lifting d’une institution infiltrée par des courants de pensée extrémistes et, d’autre part, elles se doivent de maintenir des échanges avec la confrérie. Car si demain Al-Azhar adopte des positions radicales à l’égard les Frères musulmans, elle perdra de nombreux soutiens et donc beaucoup de son influence. » Malgré un discours dominant très anti-Frères, « il ne faut pas oublier, poursuit Ezzat, qu’ils sont la première force politique du pays, et c’est ce succès qui a contribué à leur présence très forte au sein de l’institution. C’est ce qui empêche aussi d’autres factions, encore plus radicales, de prendre le pouvoir au sein d’Al-Azhar. Les autorités ont donc tout intérêt à maintenir un certain équilibre ». Très critiqué pour la répression violente qu’il exerce contre ses opposants, Sissi veut coûte que coûte redorer son blason sur la scène internationale, se positionnant en chef de guerre contre les groupes extrémistes, et ne peut s’offrir le luxe de voir une institution phare comme Al-Azhar échapper à son influence.

Cet empiètement du politique sur le religieux est dénoncé par de nombreux observateurs. Selon eux, aucune modernisation ne sera possible sans une rupture claire entre l’institution religieuse et les autorités. « On ne peut pas nier que la dynamique de modernisation est déjà en place. Le chef d’Al-Azhar sera désormais élu par un comité interne. Et ne pourra être limogé au gré des changements de gouvernement, note Kamal Hadeeb, spécialiste des questions religieuses.

Al-Azhar a une importance capitale sur l’échiquier politique, car elle produit de nombreux documents en lien avec la société civile et la démocratie. Sa prise de contrôle au fil des décennies par le pouvoir l’a considérablement affaiblie. L’élection démocratique des cheikhs et l’indépendance économique sont primordiales si on veut que l’institution se détache de l’influence des autorités, et réciproquement. » « Al-Azhar devrait commencer par s’en tenir à sa mission de conseil religieux, plaide, pour sa part, Amr Ezzat. Elle ne doit pas avoir de rôle politique, car elle ne représente pas la population égyptienne, encore moins celle du Moyen-Orient, ni même les musulmans. »