« L’islam traditionnel africain, venant du Sud, est très religieux, et très tolérant. Je n’ai jamais vu pour ma part une difficulté entre chrétiens et musulmans. Quand je dirigeais la cathédrale pour la fête de Noël, il y avait beaucoup de musulmans qui venaient y assister, entendre le message. », cette affirmation est du Cardinal Robert Sarah, préfet de la Congrégation pour le culte divin et la discipline des sacrement, dans une interview qu’il a accordée il y a quelques heures aux confrères de Atlantico.fr.
Le cardinal Sarah, préfet de la Congrégation pour le culte divin et la discipline des sacrement et l’un des deux cardinaux africains présents au Vatican, se pose en défenseur de la doctrine dans son livre Dieu ou rien (Fayard), sorti le 25 février.
Jean-Sébastien Ferjou : Eminence, le livre d’entretien avec Nicolas Diat que vous publiez s’appelle « Dieu ou rien ». Etant donné que l’Europe a largement perdu le sens de Dieu, diriez-vous donc que l’Europe est dans le rien ?
Cardinal Robert Sarah : Je ne peux que répondre oui. Sans Dieu, c’est le néant. Sans Dieu, il n’y a rien. Sans Dieu, qu’est-ce que je suis, qu’est-ce qui me maintient en vie ? Et après cette vie, qu’y-a-t-il ? Si Dieu n’est rien, il n’y a pas de vie éternelle.
L’Europe, après avoir vécu des guerres épouvantables tout au long du XXème siècle, a voulu miser sur la paix en considérant que tout ce qui venait de son identité –et donc potentiellement son héritage chrétien- pouvait être meurtrier. Dans le livre, on sent que vous pensez que les Européens devraient comprendre que leur histoire et leur héritage spirituel et culturel ne sont pas forcément la cause de troubles et que l’on pourrait garder la paix sans avoir à y renoncer. Mais comment en convaincre les Européens ?
Ce processus n’est pas réaliste : ce qui a d’abord provoqué les guerres, ce sont nos intérêts, et non la religion. Qui provoque la guerre, qui fabrique les armes ? Ce n’est pas la religion, ce n’est pas Dieu. Et qui les vend ? La guerre répond à notre avidité et à notre soif du gain. Pour autant, certains fanatiques utilisent la religion pour provoquer la guerre. Mais je ne pense pas que l’on puisse accuser la religion sans s’accuser soi-même.
Regardons les guerres actuelles : le fondamentalisme n’est pas né de rien. On a attaqué l’Irak. On a créé un chaos total entre chiites et sunnites. On a attaqué la Libye et c’est aujourd’hui un pays dans une situation explosive.
Le fondamentalisme islamique ne serait donc qu’une réaction à des actions européennes ? Ou a-t-il aussi une part d’essence propre ?
Le sujet est complexe. Pour autant, il ne faut pas exclure que le fondamentalisme soit une réaction culturelle. En face de la religion islamique, il y a une religion sans Dieu, mais morale. Bien sûr, il y a un extérieur de progrès, mais c’est une façade.
C’est ce que Jean-Paul II appelait la culture de mort ?
Exactement. On se moque de ceux qui croient, on les caricature. Ca provoque une réaction, peut-être excessive, mais je pense qu’il ne faut pas nier qu’il s’agisse d’une réaction contre une société athée, sans Dieu, qui n’a pas peur de ridiculiser ses martyrs. Ils l’ont fait avec Jésus-Christ. Il y a eu des films abominables. On n’a pas la même réaction que les musulmans. Mais il ne faut pas croire que toutes les civilisations acceptent qu’on se moque de choses qui sont fondamentales pour elles.
Vous venez de Guinée, un pays à majorité musulmane, où l’on pourrait observer deux courants comme ailleurs dans le monde : l’islam traditionnel, local, et celui financé par les Pays du Golfe et qui pose problème. Vous parlez dans votre livre d’un néo-colonialisme idéologique de l’Europe qui tente d’imposer au reste du monde ses idées, sur la théorie du genre notamment. Pour autant, n’y a-t-il pas aussi une volonté d’expansion politique d’un certain islam ?
L’islam traditionnel africain, venant du Sud, est très religieux, et très tolérant. Je n’ai jamais vu pour ma part une difficulté entre chrétiens et musulmans. Quand je dirigeais la cathédrale pour la fête de Noël, il y avait beaucoup de musulmans qui venaient y assister, entendre le message.
Nous avons toujours vécu dans une paix fraternelle. Bien sûr, depuis les années 1970, beaucoup de musulmans ont reçu des bourses pour aller étudier en Arabie saoudite ou ailleurs et en sont revenus fanatisés. Ces derniers ne s’en prennent pas uniquement aux chrétiens, ils s’en prennent surtout aux musulmans.
Quel est le chemin pour sortir de cette confrontation qui s’installe dans les esprits européens que l’Europe va à un choc inévitable contre un certain islam ? Que faire pour en sortir ?
Ce que j’essaye de dire dans ce livre, c’est qu’il faut aider l’Europe à retrouver Dieu, l’aider à retrouver son identité. Il est absurde de nier que l’Europe n’a pas de racines chrétiennes. De la même manière, on ne peut pas fermer les yeux et dire qu’il n’y a pas de soleil ! Cette Europe qui refuse la vie, qui n’engendre pas la vie, qui vieillit, qui affirme aussi qu’un homme n’a pas de sexe et qu’il pourrait choisir, cette Europe là se met elle-même en position de faiblesse.
Que dites-vous à ceux qui craignent une guerre des religions ? Affirmer une foi, c’est forcément entrer en partie en confrontation avec une autre.
Nous, les chrétiens, nous ne pouvons pas nous organiser en armée pour dire que nous défendons notre foi. Faut-il une armée chrétienne pour défendre les chrétiens ? Non, car c’est anti-évangélique. Quand Jésus a été pris et ligoté, Saint-Pierre a sorti son sabre pour le défendre. Jésus lui a dit : « Remet ton épée dans le fourreau. Celui qui fait périr par l’épée périra aussi par l’épée. »
Comment redonner le sens de la vie a des gens qui l’ont perdu, comme en Europe ? On le voit avec les djihadistes convertis : peut-être le sont-ils en réaction à une vacuité spirituelle de l’Europe ?
Ils partent d’ici parce qu’ils ne trouvent rien. Il n’y a plus de valeurs, de religion, il n’y a plus rien. Ils cherchent là-bas quelque chose à défendre, à laquelle donner leur vie. J’étais aujourd’hui à la paroisse Saint-Germain-des-Prés, où l’on m’a dit que beaucoup de jeunes venaient s’instruire à la foi chrétienne. C’est un espoir.
Mais personnellement, je pense qu’il ne faut pas minimiser la croissance de la présence islamique dans votre pays.
Dans le livre vous parlez du génie du christianisme, en évoquant entre autres la Manif pour tous et en disant que c’est une expression de ce génie. L’idée même de « génie du christianisme » est presque devenue scandaleuse aujourd’hui en Europe et plus particulièrement en France, où Dieu et la foi sont souvent assimilés à une forme d’aliénation. Comment faire entendre ce message d’un génie du christianisme qui paraît si provoquant ici ?
Je veux rappeler aux Français qu’ils sont chrétiens, même s’ils ne veulent pas le savoir. Ils ont leur histoire, leur culture, leur musique, leurs œuvres d’art… Le rappeler en priant, en manifestant contre une interprétation irréaliste de la nature humaine, c’est-à-dire la théorie du genre… Le dire d’une manière respectueuse et ferme, c’est une œuvre de charité. Si vous laissez votre ami se détruire, vous ne l’aimez pas vraiment. Même s’ils n’aiment pas l’entendre, ils sont chrétiens.
Pire, même chez ceux qui le sont, on n’ose pas se déclarer chrétien. J’ai une famille qui m’a adopté, j’ai trois sœurs adoptives en France, et quand je me présentais avec mon habit de prêtre, on me disait « enlève ça ». Mais c’est ma tenue. Quand un médecin va à l’hôpital, il n’est pas habillé n’importe comment. Mais il est vrai, et c’est Jean-Paul II qui le disait, que des chrétiens sont apostats. Ils ne le disent pas. Ils se prétendent encore chrétiens. Mais leur manière de vivre, leurs idées, font comme s’ils n’étaient pas chrétiens.
Est-ce parce qu’on a renoncé à la discipline de vie qui doit accompagner la foi ?
Pas seulement à la discipline. Mais à la doctrine. On a renoncé à un enseignement qui fait l’homme. Cet enseignement, bien sûr, engendre la discipline. Mais avant la discipline, il y a l’enseignement que l’on rejette, et le pire, c’est que même certains évêques – certes minoritaires – disent des choses abominables.
Dans quelle mesure l’Eglise de France n’est-elle pas responsable de cette situation ? On a l’impression que le catéchisme est parfois devenu un atelier de coloriage…
On a renoncé à enseigner le catéchisme. On a créé quelque chose qui n’est pas un catéchisme, en n’intégrant pas par exemple certains éléments doctrinaux. Le refus d’enseigner le catéchisme, ou d’apprendre par cœur, fait que lorsque les enfants ont fini le catéchisme, ils ne savent rien du tout, ni les prières ni les évangiles. Je pense que notre responsabilité existe, car nous n’avons pas fait tout notre travail.
C’est d’autant plus vrai quand des évêques interprètent la parole de Dieu à leur manière. Je viens de relire la déclaration de l’évêque d’Oran sur le mariage (NDLR : Dans son ouvrage « Tout amour véritable est indissoluble », Mgr Jean-Paul Vesco, affirme que l’Église peut changer la discipline sur les divorcés remariés sans remettre en cause la doctrine de l’indissolubilité du mariage). Dans l’évangile de Saint-Marc, chapitre 10, Jésus dit : « Ce que dieu a uni, l’homme ne le sépare pas. » Si l’homme renvoi sa femme et en épouse une autre, il est adultère. La femme aussi. C’est très clair. Mais certains évêques disent « non, on peut se remarier ».
Benoit XVI donnait l’impression d’être très conscient de ces enjeux. Le pape François dont vous êtes un proche collaborateur l’est-il aussi ?
Benoît était avant tout un Européen. Quelqu’un qui a étudié la crise profonde de l’Occident. C’est pourquoi sa doctrine, la clarté de son enseignement, était incontestable. Il voulait aider. Quand quelqu’un est noyé, il faut le tirer de l’eau. Dans le noir, il faut allumer la lumière. Et Benoît XVI avait la lumière. Pour François qui vient d’ailleurs, c’est un défi de mesurer la profondeur de la crise européenne.
Avez-vous l’impression que les débats au sein de l’Eglise, qui bien souvent en France sont résumés au débat progressistes contre conservateurs, s’organisent autour de cette question-là, c’est-à-dire de la crise de l’Occident et la crise de la foi en Occident ?
Je crois que les débats, en témoigne le dernier synode, ont amené tout le monde à tourner le regard sur les autres crises au lieu de tourner le regard sur la beauté de l’Eglise et du mariage. Mais l’Eglise n’est pas seulement européenne, elle est aussi africaine, asiatique, moyen-orientale. C’est là qu’est l’Evangile, c’est là que les martyrs nous disent que la foi signifie donner sa vie jusqu’à la mort, et que cette même foi n’est pas là pour donner des solutions de facilité aux gens qui ont des problèmes. Mais les Européens ont les yeux fermés, ils pensent que les martyrs ne nécessitent qu’un soutien politique ou matériel. Or, ce dont ont besoin les Orientaux et les Africains, c’est de votre foi, et qu’ils voient qu’ils meurent pour la même cause que ce que vous vivez ici : la foi en Jésus Christ.
Vous pensez que l’Europe ajoute au malheur des Chrétiens persécutés ailleurs dans le monde précisément en ayant perdu sa foi ?
Bien sûr. Car le fait de ne pas soutenir en profondeur quelqu’un, de ne pas partager sa foi, de ne pas accepter de souffrir avec lui, c’est augmenter sa foi. C’est particulièrement vrai pour les Chrétiens africains qui entendent des Européens, Chrétiens avant-eux, que la foi n’a pas de sens, alors qu’elle est un don, une grâce. Il est dommage qu’il n’y ait pas une croyance plus linéaire.
La foi est un don, une grâce… Comment expliqueriez-vous la foi à des Européens qui n’auraient pas seulement perdu la foi mais qui en auraient oublié jusqu’à l’idée ?
Je crois en quelqu’un qui m’a fait, qui m’aime, qui est père… J’en dépends. Si cette existence de Dieu n’est plus perceptible, la foi n’existe plus. C’est pour cette raison que les Pères, les Papes ont voulu que l’on retrouve Dieu. Mais pour beaucoup d’Européens, Dieu est mort.
Pensez-vous que l’Eglise de France devrait assumer d’être plus politique sur des questions telles que la théorie du genre, le mariage pour tous, l’euthanasie, l’avortement dont vous expliquez dans le livre qu’elles sont profondément porteuses d’une « culture de mort » pour reprendre une expression de Jean-Paul II ? Quelle est la bonne stratégie, mise à part la prière ?
Il y a certainement plusieurs armes. Mais l’arme principale, ce sont des témoignages : des mariages solides, des familles solides… Il faut des témoignages.
Pouvez-vous comprendre à ce sujet que certains catholiques européens aient été choqués par les propos que la Pape a tenu récemment sur les familles nombreuses catholiques qui se reproduiraient comme des lapins ?
Il ne faut pas se laisser emporter par les petites phrases d’avion. Cette conversation du Saint-Père était une conversation avec des journalistes pendant un long vol. Supposons que je sois prêtre, et que je me conduise mal, ceux qui me regardent devraient-ils pour autant faire la même chose ? D’ailleurs, en l’occurrence, le Pape s’est repris par la suite.
Même le pape peut se tromper ?
Pas quand il fait des déclarations au niveau dogmatique. Mais s’il se pose des questions au niveau philosophique, ou économique, oui.
Revenons au témoignage, à l’exemplarité des chrétiens.
C’est cela la première chose à faire. « Vous allez m’être témoin ». C’est-à-dire, vous allez vivre tel qu’un chrétien doit vivre. Ça ne veut pas dire qu’un chrétien ne peut pas aussi s’engager politiquement pour défendre ses valeurs. Je pense que c’est possible, car si les chrétiens sont hors des milieux de décision, ce sont les ennemis de l’église qui vont décider ce qui leur semble bon. Il faut encourager les jeunes, les adultes, à s’engager politiquement.
Dans votre livre, vous parlez de la « contagion de la sainteté ». Pensez-vous que les chrétiens en Europe aient perdu ce sens-là en vivant dans une société profondément relativiste ? Les chrétiens d’Europe et de France doivent-ils retrouver leur fierté ?
Nous tous devons être fiers d’être chrétiens. Nous devons tous être heureux de l’être, car c’est la vie. Si je n’ai pas de Dieu, je meurs. Etre avec dieu, c’est être saint. Croire en dieu, ce n’est pas seulement penser qu’il existe, c’est aimer comme il aime, pardonner comme il pardonne. C’est imiter Dieu. C’est pourquoi la primauté de Dieu est essentielle. Je combats pour un être qui est vivant, qui m’a fait et qui m’aime.
Que répondez-vous à ceux qui disent que l’Eglise a perdu ses fidèles car elle ne serait plus en phase avec les préoccupations de la société actuelle, qu’elle devrait s’adapter plus aux sociétés européennes sur des sujets tels que la contraception ou le divorce ?
Un médecin qui a un malade, que fait-il ? S’adapte-t-il au malade ou bien essaye-t-il de lutter contre la maladie ? L’église ne peut pas dire « vous êtes malade, c’est très bien, je vais vous suivre comme cela ». Elle doit au contraire dire « je vais vous donner un idéal, une ligne de conduite ». L’Eglise n’invente rien, elle dit ce que Dieu lui a dit de dire. L’Eglise ferait du tort à l’humanité si elle abandonnait le message chrétien en s’adaptant. L’Eglise parait dure, mais quand je me fais opérer, j’ai besoin d’avoir mal pour qu’on m’enlève la maladie.
Vous parlez dans le livre de votre rapport à la prière, qu’il faut savoir prier dans le silence. Que diriez-vous aux chrétiens européens qui ont perdu le sens de la prière ?
Dans la prière, l’homme est grand. Car plus il est à genoux, plus il est aux pieds de Dieu, plus il est grand. Je pense que la prière est une attitude d’humilité et de grandeur en même temps. Si on ne priait pas, toutes les contraintes dont nous parlons seraient un poids qu’on ne pourrait pas porter. Les commandements ne sont pas des lois, ils sont une route vers le bien supérieur. Je pense que c’est dans la prière qu’on comprend que toutes les exigences de notre vie sont pour notre bien.
Propos recueillis par Jean-Sébastien Ferjou
InAtlantico
Le cardinal Sarah est présent sur Twitter : @Card_R_Sarah