Les absents ont toujours tort. Au Sénégal, le président de l’Assemblée nationale, Moustapha Niasse, 75 ans, a décliné à sa façon ce vieux dicton. Le 29 juin dans la soirée, après qu’une Assemblée nationale largement dégarnie venait de procéder au vote d’un nouveau règlement intérieur, le secrétaire général de l’Alliance des forces de progrès (AFP), allié revendiqué du président Macky Sall, annonçait, depuis le perchoir, le plébiscite à la nord-coréenne obtenu par ce texte pourtant controversé : 142 voix pour, 4 voix contre et 4 abstentions. Autrement dit, la totalité des 150 députés sénégalais auraient participé au vote du nouveau règlement, et plus de 94% d’entre eux l’auraient approuvé.
Un résultat qui a de quoi surprendre. Car le principal consensus recueilli par cette proposition de loi – vue par beaucoup de députés comme ayant été directement inspirée par le Palais présidentiel –, c’est d’avoir fait l’objet de critiques émanant aussi bien de la coalition gouvernementale Benno Bokk Yakaar (BBY) que des rangs de l’opposition et des non inscrits. En effet, si la modification de la durée du mandat du président de l’Assemblée nationale – ramenée à 5 ans après avoir été réduite à un an en 2008 par Abdoulaye Wade pour de basses raisons politiciennes – pouvait compter sur le soutien d’une majorité de parlementaires, deux autres mesures emblématiques du nouveau règlement ont, quant à elles, créé la polémique.
Dissuader toute dissidence
Ainsi de la disposition fixant à 15 députés au lieu de 10 le nombre minimal requis pour constituer un nouveau groupe parlementaire. Actuellement, seuls les trois principaux partis de BBY peuvent compter sur un tel effectif, le principal parti d’opposition – le Parti démocratique sénégalais (PDS) – n’en comptant lui-même que 12. Deuxième disposition problématique : l’interdiction désormais faite aux députés de quitter leur groupe parlementaire en cours de législature, sous peine de ne pouvoir en intégrer un nouveau et de se retrouver contraints d’aller siéger parmi les non inscrits. Hormis les apparatchiks du camps présidentiel, chacun y voit la volonté de dissuader toute dissidence parmi les troupes de BBY, où les députés socialistes (au nombre de 20) sont suspectés de fomenter une scission d’avec la majorité à l’approche de la présidentielle qui pourrait se tenir en 2017.
Cette douteuse initiative, quoi qu’il en soit, lui est revenue aussitôt, tel un boomerang.
Avec autant de détracteurs assumés, par quel miracle le texte présenté le 29 juin aurait-il pu recueillir une telle adhésion ? Pour un certain nombre d’élus de diverses obédiences, il s’agirait ni plus ni moins d’un « vote truqué ». « Nous n’avons pas été surpris, témoigne un élu membre de BBY. Ce n’est pas la première fois depuis 2012 qu’un vote à main levée donne lieu à manipulation. » Moustapha Niasse a-t-il fait montre d’un zèle excessif pour satisfaire Macky Sall, qui lui a offert le perchoir en 2012 et vient de lui permettre de s’y maintenir jusqu’en 2017 ? Cette douteuse initiative, quoi qu’il en soit, lui est revenue aussitôt, tel un boomerang.
Le 1er juillet dans la soirée, un communiqué conjoint des principaux représentants à l’Assemblée des partis d’opposition apportait en effet un démenti cinglant au décompte officiel fourni par Niasse. Co-signé par Mamadou Diop Decroix (AJ/PADS), Seynabou Wade (Bokk Guis Guis), Ndèye Dieynaba Ndiaye (FSD/BJ), Oumar Sarr (PDS), Thierno Bocoum (Rewmi), Abdoulaye Baldé (UCS) et Djibo Leyti Kâ (URD), la lettre ouverte adressée au président de l’Assemblée nationale assure que le vote est « manifestement irrégulier » et « doit être considéré comme nul et non avenu ».
À l’appui de leur accusation, les élus en colère fournissent leur propre estimation. « Sur les 12 députés du groupe des libéraux et démocrates, 10 étaient absents au moment du vote ; et sur les 19 non inscrits, 15 n’étaient plus là. La majorité, elle, a enregistré une trentaine d’absences, avec 19 délégations de vote. » Soit un minimum de 35 députés qui n’auraient pas voté. « Si l’on ajoute à cet effectif ceux qui sont restés dans l’hémicycle et ont voté contre la loi, nous dépassons de loin la cinquantaine de députés », soit le tiers des effectifs, ajoutent les signataires.
Vers des poursuites pénales ?
« Je suis la preuve incarnée qu’il y a eu fraude, tempête l’avocat El Hadji Diouf, député non inscrit. Je suis opposé à cette loi, j’étais absent lors du vote et je n’ai transmis aucune procuration. J’en déduis que si 150 députés ont voté, c’est que nous sommes en réalité 151 ! » Un scénario que l’on retrouve jusque dans les rangs de l’Alliance pour la République (APR). « On savait que je ne comptais pas voter en faveur de cette loi, aussi on m’a fait comprendre qu’il valait mieux ne pas venir, témoigne un député du parti présidentiel. Je n’ai donné aucune procuration, il est donc impossible d’avoir un tel résultat. »
Le vote controversé ayant eu lieu, opportunément, à la veille de la clôture de la session parlementaire, les députés ne se réuniront pas avant le mois d’octobre. Moustapha Niasse entendra-t-il le message et convoquera-t-il une session extraordinaire entre-temps? « C’est peu probable, estime un député de la mouvance présidentielle, qui souscrit plutôt à l’approche préconisée par Me El Hadji Diouf, selon qui l’adoption litigieuse du texte pourrait donner lieu à la saisine du Conseil d’État, voire « à des poursuites pénales ». « Cette affaire risque de décrédibiliser l’institution parlementaire », estime avec regret la socialiste Aïssata Tall Sall, qui a voté contre le texte.