Cet important article a été rédigé par Dominique Strauss-Kahn, ancien patron du FMI, pour l’influente revue Politique Internationale qui le publiera dans son prochain numéro (numéro de printemps). Nous remercions particulièrement Patrick Wajsman qui autorise sa diffusion et Dominique Strauss-Kahn qui l’accepte au profit des lecteurs du blog du Club des juristes.

La crise sanitaire que nous vivons est différente de toutes celles que les générations précédentes ont pu connaître. Les convocations de la grande peste noire de 1348 ou de la grippe espagnole de 1918-1919 sont intéressantes en ce qu’elles nous permettent de repenser les conséquences des pandémies. Mais elles ne disent rien, pour autant, de la capacité de résilience d’une société dont l’économie est mondialement intégrée, et qui avait perdu presque toute mémoire du risque infectieux.

Si la crise actuelle est de prime abord différente, ce serait par la vitesse de propagation de cette maladie. Trois mois après le début de la crise sanitaire, près de la moitié de la population de la planète est appelée au confinement. Même si la contagiosité du virus a vraisemblablement joué un rôle dans ce basculement, du stade épidémique à celui de pandémie, la mondialisation marquée par l’accélération de la circulation des personnes est au cœur du processus de propagation (1). Le délai de réaction des pays développés, dont les systèmes de santé ont été rapidement submergés, doit sans doute être également incriminé. Il atteste d’un défaut de prévoyance et d’une confiance – infondée – dans la capacité des systèmes sanitaires à protéger massivement leur population tout en s’approvisionnant en matériel de protection et en tests de dépistage au fil de l’eau, auprès de fournisseurs étrangers, majoritairement chinois. Sans doute ceci n’était-il pas fatal. Taïwan, forte de ses expériences lors d’épidémies antérieures, disposait d’équipements de protection en quantité (2), de capacités de production de ceux-ci et d’un département dédié à la gestion des maladies infectieuses capable, notamment, de déployer rapidement des applicatifs de gestion et de partage de données sur les patients infectés. Il est, sans doute, normal qu’un système de soins ne soit pas fait pour traiter une demande brutale et temporaire. Mais, dans ce cas, il importe qu’il soit réactif, c’est-à-dire capable de réorienter son offre et de mobiliser des réserves prédéfinies et recensées. Cette agilité, il semblerait bien qu’elle nous ait fait défaut.

L’autre différence structurelle entre cette crise sanitaire et les crises antérieures tient à son ampleur. Nombreux sont ceux qui ont, dans un premier temps, tenté de relativiser la gravité de la situation en rappelant le nombre de morts dû à la grippe saisonnière, aux épidémies de VIH et d’Ebola, voire aux conséquences sanitaires des pratiques addictives telles que l’alcool ou le tabac. Outre que l’on ne connaîtra les conséquences létales du Covid-19 que lorsqu’on aura jugulé sa transmission, avancer ce type d’argument revient à faire fi du caractère global et absolu de cette pandémie. Global dans la mesure où aucune aire géographique n’est plus épargnée et parce que la pandémie vient croiser une démographie mondiale qui est sans comparaison avec celle de 1919 : le simple nombre d’individus appelés à rester à domicile est aujourd’hui deux fois plus important que la population mondiale totale lors de l’épisode de grippe espagnole. Absolu, car il est évident qu’aucun individu ne peut se considérer comme étant à l’abri du risque de contamination.

Et c’est cette dernière spécificité de la crise sanitaire qui la distingue de tous les épisodes antérieurs : son caractère hautement symbolique heurte et choque une population mondiale qui avait presque oublié le risque infectieux. En cela, elle porte atteinte au confort douillet dans lequel les pays économiquement développés se sont progressivement lovés. La mort n’était pas seulement devenue lointaine en raison de l’augmentation de l’espérance de vie, elle était aussi devenue intolérable comme en témoignent les réticences à engager des troupes au sol dans la plupart des conflits récents. La « valeur » de la vie humaine a considérablement augmenté dans l’inconscient collectif des pays les plus riches. Or aujourd’hui, nous reprenons conscience de la précarité de l’être. Cette crise de l’être aura certainement des conséquences considérables qu’il est peut-être trop tôt pour aborder ici, mais elle est aussi révélatrice d’une crise de l’avoir et d’une crise du pouvoir dont l’analyse est nécessaire pour guider les décisions à prendre.

Une crise de l’avoir

Des crises économiques, nous en avons connues. Mais celle-ci est différente. Cette récession ne ressemble que très partiellement à celles que nous avons connues parce qu’elle mêle un choc sur l’offre et un autre sur la demande.

Un choc sur l’offre et un choc sur la demande

Nous pouvons difficilement éviter les conséquences en termes d’emplois du choc sur l’offre. Celui-ci résulte des consignes de confinement qui, par défaut, se sont révélées indispensables du point de vue sanitaire. Avec une partie de la force de travail confinée pour une durée indéfinie, il est inévitable que la production chute. Des entreprises vont réduire leur effectif d’autres vont fermer. Ces emplois-là sont perdus, sans doute pour assez longtemps. C’est ce qui se passe en cas de catastrophe naturelle, mais elles ne touchent généralement qu’une partie de l’économie.

Certaines de ces entreprises seront peut-être sauvées par l’État. Et le recours à des « nationalisations temporaires », que je ne concevais que pour des raisons peu fréquentes d’indépendance nationale (3), peut en sauver certaines mais pas toutes.

Le choc sur la demande a évidemment plusieurs causes qui se cumulent. Les revenus d’une partie de la population qui s’évanouissent, les consommations jugées non indispensables qui sont reportées, celles qui sont rendues impossibles par le confinement, et, comme « mes dépenses sont vos revenus » la demande faiblit encore. C’est le cycle bien connu de la récession.

A cela s’ajoute la fonte des actifs financiers. Dans une récession classique, la gestion la plus sage des actifs financiers consiste à attendre le retour à la normale si on n’est pas obligé de vendre pour une raison ou une autre. Ici, le retour à la normale ne se fera pas comme avant. Certains actifs financiers vont tomber à zéro parce que les entreprises qu’ils représentent vont fermer dans des proportions plus grandes que dans les crises précédentes. Cette fonte des actifs financiers renvoie à des comportements de précaution qui dépriment encore plus la demande globale. Ce « risque de ruine » de certains épargnants avait largement disparu depuis la Grande Crise, le voilà de retour.

C’est cette simultanéité des chocs d’offre et de demande qui rend la situation présente si exceptionnelle et si dangereuse.

À court terme, les pertes sont inévitables

Aux États-Unis, il n’aura fallu que quinze jours pour que près de 10 millions d’Américains se retrouvent au chômage. En Europe, 900 000 Espagnols ont déjà perdu leur emploi. En France, l’INSEE estime qu’un mois de confinement devrait nous coûter 3 points de PIB. Nul n’est épargné. Et à en croire le FMI, : « Nous n’avons jamais vu l’économie mondiale s’arrêter net. C’est bien pire que la crise de 2008 ». Ces chiffres terribles conduisent certains à adopter une grille de lecture martiale de notre crise. Les gouvernements, les Nations Unies, le FMI, tous parlent d’une « guerre » contre le Covid-19. Pour autant, un conflit armé ne semble pas nécessairement refléter la nature de la paralysie économique qui nous frappe. Plus qu’une destruction de capital, c’est une évaporation des savoirs, notamment ceux nichés dans les entreprises qui feront nécessairement faillite, qui est à redouter. Plus qu’une redirection de la production vers une économie de guerre, on assiste à un coma organisé et à un délitement subi mais sans doute durable des chaînes d’approvisionnement.

Pour les pays les plus fragiles, la pandémie s’annonce catastrophique. Un certain nombre d’exportateurs de matières premières, et au premier plan les producteurs de pétrole, entrent dans la crise avec un niveau insuffisant de réserves en devises. Le prix du baril est passé sous les 20 dollars, et celui du cuivre, du cacao et de l’huile de palme s’est effondré depuis le début de l’année. Pour les pays bénéficiant largement d’envois de fonds depuis l’étranger (4), 2020 pourrait voir la consommation et l’investissement se contracter violemment. Quant aux destinations touristiques, celles-ci devront survivre à un arrêt quasi-total de l’activité économique en première partie d’année (5).

Ce revers économique risque de replonger des millions de personnes de la « classe moyenne émergente » vers l’extrême pauvreté. Or, plus de pauvreté, c’est aussi plus de morts. Les pays africains sont plus jeunes, mais aussi plus fragiles, avec des taux de malnutrition, ou encore d’infection HIV, ou de tuberculose les plus élevés au monde, ce qui pourrait rendre le coronavirus encore plus létal. De plus, là où les pays développés peuvent adopter des mesures de confinement drastiques, cela est souvent impossible dans des contextes de bidonvilles urbains surpeuplés, où l’eau courante est difficilement accessible et où s’arrêter de travailler ou d’aller au marché pour acheter des denrées n’est pas une option. L’expérience d’Ebola a montré que la fermeture des écoles – adoptée par 180 pays dans le monde – se traduit souvent par un abandon définitif de la scolarité, des grossesses non voulues, et une éducation sacrifiée pour une génération d’élèves

Pourrait-on éviter ces conséquences dramatiques ? Sans doute pas totalement, mais certainement en partie si nous sommes capables d’éviter les effets cumulatifs de la récession en combattant l’affaissement de la courbe de demande globale.

Les limites de l’action monétaire

La riposte a commencé et les banques centrales jouent leur rôle en inondant le marché de liquidités. Contrairement à la crise de 2008, ces dernières se sont montrées particulièrement rapides et coordonnées. Dès le 3 mars, la FED a baissé ses taux de 50 points de base, suivie par la banque d’Angleterre les 11 et 19 mars. Le 15 mars, les taux de la FED tombent à zéro. Dans le même temps, les interventions non-conventionnelles se déploient en reprenant les instruments développés depuis 2008. Le 18 mars, la BCE annonce un programme d’acquisition de titres pour une enveloppe totale de 750 milliards d’euros. La coordination des banques centrales, sous le leadership de la FED, tranche avec la réponse décousue de la Maison Blanche. Le 15 mars, la Fed a étendu ses « swaps » à neuf nouveaux pays confrontés à une évaporation du dollar avant d’ouvrir une facilité « repo » aux banques centrales souhaitant troquer leurs obligations du Trésor américain contre des dollars (6).

Mais ceci n’atteindra que par ricochet les économies émergentes qui ne disposent pas d’une banque centrale susceptible de remplir ce rôle. En revanche, il est possible d’utiliser un mécanisme qui a déjà fait preuve de son efficacité dans la crise financière mondiale : les Droits de Tirage Spéciaux (7) du FMI. Rien n’empêche de les réactiver ; rien, sauf l’allergie américaine à tout ce qui ressemble à une action multilatérale, allergie que la tiédeur des Européens n’aide pas à contrebalancer (8). Allègement des dettes des pays à bas revenus et émission massive de DTS sont aujourd’hui un passage obligé pour contribuer à éviter une catastrophe économique dont les conséquences rejailliront au-delà des rives de la Méditerranée.

Avant la crise actuelle, l’Europe avait déjà le plus grand mal à gérer l’afflux de quelques centaines de milliers de migrants se pressant à ses portes. Qu’en sera-t-il lorsque, poussés par l’effondrement de leurs économies nationales, ils seront des millions à tenter de forcer le passage. Même si cela peut sembler éloigné de l’urgence présente, même si les opinions publiques ont d’autres soucis à faire valoir, il est du devoir des gouvernants de prévoir les crises après la crise. Pour les Européens, faire bloc pour étendre l’efficacité des mesures monétaires qu’ils prennent pour eux-mêmes aux pays émergents à commencer par l’Afrique est une nécessité absolue.

Toutefois, l’action monétaire a ses limites et, comme c’est le cas pour toute catastrophe naturelle, les soutiens budgétaires doivent être mobilisés. Ils le sont en partie et les mécanismes de soutien comme l’extension du chômage partiel en France vont dans le bon sens. Mais ils sont insuffisants face à l’ampleur du choc. On ne peut soutenir l’offre en ne finançant que l’offre et c’est sans doute la plus grande faiblesse du plan de soutien initial proposé par Trump (9). Par ailleurs, si en 2009 la Chine avait engagé un plan de relance titanesque pour soutenir son économie et tirer la croissance mondiale, le pays semble pour l’instant plus frileux. Il est vrai que la marge de manœuvre chinoise est aujourd’hui plus faible : la croissance a fléchi et la dette totale du pays, publique et privée, dépasse 300% du PIB, contre 170% avant la crise des « subprimes ». Si bien que les mesures annoncées par Pékin ne dépassent pas pour le moment 1,2% du PIB.

Bien entendu, une partie de ce soutien finira en hausse des prix. Quand l’offre est contrainte par le confinement, la capacité de production est obligatoirement limitée. Mais cette pression à la hausse des prix, outre qu’elle ne sera pas malvenue par ailleurs, constituera un soutien à l’appareil productif aussi efficace que les mesures financières qui lui seront proposées.

C’est ce que montre le graphique I. Dans cette présentation classique des courbes d’offre et de demande globale avec un choc sur la demande sans doute plus fort que celui sur l’offre, on voit comment une partie des pertes de production est impossible à éviter à court terme mais aussi comment les dégâts peuvent être limités par une politique appropriée sur la demande. En outre, le risque de ne rien faire peut considérablement aggraver la situation. La baisse de la demande, non compensée par des mesures de soutien, va créer un deuxième choc sur l’offre et ainsi de suite. La spirale déflationniste est alors en marche avec ses conséquences funestes.

Forcément, ces mesures de soutien de la demande ne joueront à plein que lorsque le confinement sera progressivement levé, permettant à la production de repartir. Mais il faut qu’elles soient à l’œuvre tout de suite, d’une part pour être en place le moment venu, d’autre part pour combattre l’angoisse des consommateurs qui ne peut que les pousser à thésauriser ce qui est l’inverse de ce qui est souhaitable.

A moyen et long terme, les cartes sont rebattues

a/ La mondialisation des échanges s’est évidemment accompagnée d’une nouvelle division internationale de la production. La faiblesse relative du coût du travail dans les économies émergentes combinée au développement des moyens de communication a été à l’origine d’une croissance sans précédent du commerce international. Ceci concerne à peu près tous les secteurs à commencer par l’automobile et l’électronique.

C’est cette division internationale du travail qui est en cause aujourd’hui. La critique n’est pas nouvelle et la crise sanitaire agit surtout comme un révélateur. Les détracteurs ont été nombreux.

Pour les uns, considérés comme des idéalistes, c’était l’absurdité écologique de faire transiter vingt fois des marchandises d’un bout à l’autre de la planète qui était en cause, en particulier pour les chaînes de valeur alimentaires. Pour les autres, considérés comme des doctrinaires, c’était la dénonciation d’un système permettant aux habitants des pays riches de continuer à profiter de la rente coloniale. La mondialisation « stade suprême du capitalisme » en quelque sorte. Pour d’autres enfin, considérés comme pessimistes, c’est la sécurité des approvisionnements qui était visée. On pense ici évidemment à la sécurité sanitaire ; 90% de la pénicilline consommée dans le monde est produite en Chine. C’est aussi le cas avec les terres rares dont la Chine détient de facto un monopole de production alors même qu’il s’agit de composants essentiels à l’ensemble de l’industrie électronique et de communication.

Tous avaient partiellement raison et il est fort probable que la crise conduise à des formes de relocalisation de la production, régionales sinon nationales.

La mondialisation qui est en cause n’est pas l’ouverture sur le monde ni la conscience d’une humanité planétaire, celle-ci progresse lentement depuis longtemps, c’est ce que qu’Hubert Védrine appelle l’américano-globalisation de ces dernières décennies : « Celle qui a débuté dans l’après-guerre, qui s’est accélérée avec la réorientation de la Chine vers le marché par Deng en 1979, puis avec le duo Thatcher-Reagan au début des années 1980 et la dérèglementation financière sous l’influence de l’École de Chicago, et qui s’est enfin généralisée dans les années qui ont suivi la disparition de l’URSS fin 1991, disparition que les Occidentaux ont interprétée – à tort ! – comme la fin de l’histoire. (10) »

Cette mondialisation n’a pas fait que des perdants. Les salariés des pays émergents travaillant dans des secteurs exportateurs (et par ricochet les autres) ont évidemment bénéficié d’une élévation de leur niveau de vie liée à des salaires plus élevés. Quant au consommateur des pays développés, il n’a pas longtemps hésité à se tourner vers ces produits importés pour bénéficier de la rente qu’ils portaient en eux. Et ce dernier ne renoncera pas aisément à une part significative de son pouvoir d’achat.

La relocalisation d’une partie de la production aura un coût mais la crise que nous vivons peut suffire à en faire la pédagogie.

b/ Au-delà des formes que prendra la mondialisation, la crise peut permettre aux économies développées de sortir de l’impasse dans laquelle la croissance économique s’est perdue.

Le débat est bien connu qui a été relancé par Larry Summers en 2014 (11). Reprenant le terme introduit par Hansen en 1939, il décrit un retour à la stagnation séculaire qui avait nourri tant de débats après la crise de 1929 : il s’agit d’un équilibre de sous-emploi dont les économies n’arrivent pas à sortir à cause d’un taux d’intérêt faible associé à une inflation quasi inexistante sur les marchés de biens et services quand le prix des actifs financiers est au contraire en hausse sensible. Le progrès technique dégage peu de nouveaux produits, les innovations entraînent surtout des économies de capital, l’investissement fléchit et il est impossible de le relancer parce que les taux d’intérêt sont déjà à zéro. L’épargne est alors surabondante. Elle ralentit la croissance économique faute d’un investissement public significatif limité par un endettement jugé déjà excessif au regard de ratios dette/PIB considérés comme insoutenables. Au cours des dernières décennies, l’ingénierie financière a soldé l’équation tout en provoquant des crises financières récurrentes qui masquent la réalité de l’économie réelle.

Face à cette situation de stagnation que connaissaient peu ou prou les économies développées, la crise économique, détruisant du capital, peut fournir une voie de sortie. Les opportunités d’investissement créées par l’effondrement d’une partie de l’appareil de production, comme l’effet sur les prix de mesures de soutien, peuvent relancer le processus de destruction créatrice décrit par Schumpeter. Son entrepreneur gagnerait alors sur le terrain la bataille théorique qu’il avait engagée, il y a longtemps, aussi bien contre les stagnationnistes optimistes comme Keynes que pessimistes comme Marx.

C’est ce renouveau de l’offre rendu possible par un choc aussi violent qui justifie les mesures prises par les gouvernements en faveur du secteur productif. Elles seront dérisoires sans mesures de court terme sur la demande, mais indispensables à la reconstruction de l’appareil de production.

c/ Un autre élément doit retenir l’attention : celui des inégalités.

Au niveau national, certaines professions peuvent travailler – au moins en partie – à domicile, pour d’autres c’est beaucoup plus difficile voire impossible. Mais ceci ne touche pas de la même façon les différentes parties de la population. Le graphique II (12) qui concerne les États-Unis, illustre cette situation qui justifie un soutien accentué des salariés les moins qualifiés.

Au niveau international, l’accent a beaucoup été mis ces dernières années sur le fait que si la crise des « subprimes » avait eu pour conséquence une considérable augmentation des inégalités entre individus, en revanche les inégalités entre pays, elles, diminuaient régulièrement. La crise actuelle risque de remettre totalement en cause ce constat. À court terme, en raison des conséquences possibles, et même malheureusement probables, de la crise sur les économies de nombres de pays à bas revenus. À moyen terme, parce que la relocalisation de certaines activités, qui a une grande probabilité de se réaliser, se fera à leurs dépens. C’est ce qui rend encore plus indispensable le soutien de ces économies qui a déjà été évoqué.

d/ L’avenir économique, difficile dans tous les cas, est largement entre nos mains.

Les gouvernements ont déjà commencé à agir comme le montre le graphique II (13). Mais ce graphique fait apparaître plusieurs faiblesses.

D’abord, l’ampleur très différente des stimuli déjà décidés (en rouge). Ensuite, la part prépondérante prise par les garanties d’emprunt, ce qui est certes utile, mais ne concerne que très indirectement le soutien à la demande des plus démunis. Enfin, l’absence de coordination dans la réponse alors que ce qui avait fait le succès de la relance de 2009 c’est qu’elle avait été largement coordonnée entre les principaux acteurs (14).

L’Union européenne a la possibilité, et pour moi le devoir, de fournir des éléments de réponse mais la mollesse du Conseil européen du 26 mars dernier et la pantomime de l’Eurogroupe ne poussent pas à l’optimisme. Le point principal est celui de la mutualisation budgétaire entre les États membres pour pouvoir mener une action significative (15).

Trois instruments sont en cours de discussion au sein de l’Eurogroupe :

  • un soutien de l’ordre de 100 milliards d’euros aux mécanismes de chômage partiel ;
  • un mandat plus vigoureux donné à la BEI qui peut prêter ou garantir des prêts ;
  • une adaptation à la situation présente du Mécanisme Européen de Stabilité (16).

Mais, chacune de ces options passe à côté du sujet central qui est celui d’une réponse budgétaire mutualisée afin de ne pas mettre en péril la soutenabilité de la dette des pays les plus fragiles. Évidemment, tout ceci renvoie au débat sur la création des coronabonds et, plus généralement, sur la capacité d’emprunt de l’Union dont l’absence se fait aujourd’hui cruellement sentir. C’est également un enjeu politique : la BCE ne pourra pas longtemps mutualiser les dettes par le truchement des opérations de marché sans qu’un soutien politique explicite se manifeste.

Deux voies sont envisageables. La première serait une demande explicite des États de monétiser le surplus de dettes ; mais c’est une remise en cause de l’indépendance de la banque centrale. La seconde est d’avancer avec ceux qui le veulent pour émettre conjointement de la dette nouvelle afin de financer à la fois les coûts de la réponse sanitaire immédiate, de la solidarité internationale qui sera nécessaire notamment envers l’Afrique et enfin un plan de relance massif une fois l’urgence sanitaire passée. Le choix s’énonce donc simplement, il faut rompre l’un ou l’autre de ces deux tabous : l’indépendance de la banque centrale ou l’unanimité des États membres.

Car ce qu’il nous faut dès maintenant, ce sont :

  • des plans de soutien de la demande de l’ordre de grandeur de la perte de production (plusieurs points de PIB pour 2020 seulement). Ceux-ci doivent reposer, pour les ménages comme pour les entreprises, sur de véritables soutiens à leur liquidité par des mesures fiscales et budgétaires ;
  • une coordination de ces politiques avec les actions menées par les banques centrales en matière monétaire ;
  • un instrument de mobilisation de ressources budgétaires et d’endettement commun en Europe. Sans mutualisation, la réponse budgétaire sera insuffisante ;
  • une action concertée au niveau international incluant l’extension de cette liquidité au-delà des pays développés.

Une crise du pouvoir

C’est peut-être celle qui est la plus inquiétante. Crise de la souveraineté, elle tient à l’autonomie des États dans un monde où les institutions multilatérales peinent à organiser les prises de décisions nécessaires à l’échelle globale. Crise de la représentation, elle touche aussi à l’exercice du pouvoir, à la garantie des libertés publiques et à la légitimité des autorités, en particulier dans les démocraties. Mais ce n’est pas la crise sanitaire et l’épidémie du Covid-19 qui créent ces crises. Elles ne font que révéler des faiblesses déjà largement existantes.

La crise jette une lumière crue sur la relativité de notre souveraineté.

Elle met en évidence une dépendance technologique que, par ignorance ou par fierté nationale, nous avons tendance à sous-estimer.

Ceci vaut évidemment dans le domaine sanitaire. Nous constatons, éberlués, qu’une bonne part de nos approvisionnements en médicaments dépend de la Chine. En laissant ce pays devenir « l’usine du monde » n’avons-nous pas renoncé dans des domaines essentiels à garantir notre sécurité ?

Les signes alarmants existent au sein même d’un ensemble très intégré comme l’Union européenne. La pénurie de curare nécessaire à l’intubation des personnes en état grave semble en partie due à l’origine italienne et espagnole des ingrédients. On voit bien, dans l’Union, que cette situation peut trouver des solutions à l’avenir. C’est moins simple lorsqu’il s’agit de matériels incluant des technologies avancées où la dépendance vis-à-vis des États-Unis apparaît manifeste.

Mais cette dépendance sanitaire renvoie à une dépendance technologique plus vaste. L’opinion est avertie, mais peut-être négligente, de la faible sécurité des communications et en particulier des smartphones. Que sait-elle des contrats passés entre nos services de renseignements et Palantir, l’entreprise fondée par Peter Thiel ? L’intelligence artificielle fait peur, à tort ou à raison, mais sans doute les citoyens préféreraient-ils que les garanties données par les responsables qu’ils ont élus ne soient pas à ce point dépendantes de puissance étrangères et, à tout le moins, il est probable qu’ils souhaiteraient en être informés. Que dire de l’utilisation de Windows au ministère de la Défense ? À défaut de retrouver une souveraineté numérique perdue, nous pourrions diriger nos investissements vers le logiciel libre qui offre une garantie d’indépendance. L’Europe, et même la France seule si elle n’est pas suivie, pourrait rapidement contribuer de façon significative à ce bien commun numérique. Ce point va bien au-delà des seules questions de sécurité. Daniel Cohen (17) met justement l’accent sur une évolution vers le capitalisme numérique que cette crise peut accélérer. L’indépendance nationale, ou européenne, ne peut se mesurer seulement à l’aune de l’existence d’une capacité nucléaire.

La crise sanitaire nourrit les vieilles pulsions nationalistes. Pour y échapper, nous ne pouvons nous contenter des traditionnelles envolées lyriques sur les horreurs du fascisme, dans un sens, et l’universalité de la condition humaine, de l’autre. Si nous sommes, à l’échelle de nos nations, trop faibles pour concourir, alors l’Union européenne retrouve tout son sens. Loin d’en acter le décès comme certains s’évertuent à le clamer, l’intérêt nouveau porté par les peuples européens à la notion de souveraineté peut donner sa seconde chance à l’Europe.

La fragmentation de la mondialisation que la crise a toutes les chances de provoquer constitue une occasion inespérée de reprendre les rênes. Il y faut une volonté populaire et celle-ci était devenue si faible que plus rien ne semblait possible dans cette Union alourdie par l’élargissement, entravée par la bureaucratie et délégitimée par son caractère prétendu peu démocratique. Le retour progressif des égoïsmes nationaux était en train de tuer à petit feu le rêve des fondateurs. Les souverainistes de tout poil en ont fait leurs choux gras omettant de dire aux peuples qu’il n’y a de retour vers une souveraineté qu’en la partageant avec les autres Européens comme l’a montré la création de l’euro. Mais l’impossible comptabilité des avantages tirés de la construction européenne a failli à convaincre des citoyens de plus en plus dubitatifs sur son intérêt. Si bien que dans cette crise, l’inefficacité de l’action européenne vient conforter tous ses détracteurs. Dans le secteur sanitaire comme dans le domaine économique, l’absence de vision politique a empêché toute action préventive et la puissance des égoïsmes nationaux retarde les mesures nécessaires.

Il fallait un choc pour que la véritable nature de l’Union ressurgisse ; celle d’un refus d’abandonner des valeurs collectives et un modèle de société qui définissent une identité. C’est cette identité qui s’est fondue dans la mondialisation, c’est elle qui peut renaître de sa fragmentation. Ce choc, nous l’avons. Une renaissance est possible sous deux conditions : que la solidarité européenne s’affirme dans le règlement de la crise sanitaire, que des hommes et des femmes portent et incarnent un renouveau de l’Europe politique. Les jours, les semaines et les mois qui viennent nous diront si ces conditions ont été réunies. Le défi est grand, tant l’Europe a perdu de sa crédibilité. Il faudra convaincre en proposant une méthode Monnet de l’après-guerre sanitaire, capable de réalisations visibles par tous qui justifieront des transferts de souveraineté calibrés.

La crise pose aussi en des termes nouveaux la question démocratique.

Notre modèle démocratique, issu de la révolution industrielle, a déjà subi bien des avanies. C’est fondamentalement un modèle de démocratie représentative : il repose sur le consentement à déléguer le pouvoir que donne le droit de vote à des hommes et des femmes qui l’exerceront en notre nom. On élit des représentants dont on pense qu’ils sauront mettre en œuvre la politique à laquelle on aspire et on leur fait confiance. Mais ce consentement, comme cette confiance, sont de plus en plus battus en brèche, l’air du temps étant moins à l’intérêt général qu’à l’accumulation des intérêts particuliers (18).

Il a fallu la combinaison de plusieurs facteurs pour en arriver là. D’abord, et surtout, la déception liée à des résultats moins heureux qu’espérés ; mais aussi le développement des réseaux sociaux qui donnent à chacun le sentiment fallacieux qu’il sait mieux que quiconque ce qu’il faut faire ; le lent glissement d’un mandat de représentation vers un mandat impératif par la pression directe et parfois physique que ces mêmes réseaux sociaux autorisent ; enfin la lente disparition des corps intermédiaires comme les syndicats ou les partis politiques. Tout a concouru à la lente décrépitude de la démocratie représentative.

C’est cette démocratie parlementaire cacochyme, née il y a deux siècles, que la crise sanitaire vient frapper de front.

La gestion de la crise sanitaire fait alors émerger une crise de la représentation. Si, comme le dit Max Weber, « un État est une communauté humaine qui revendique le monopole de l’usage légitime de la force physique sur un territoire donné » (19), ce monopole trouve sa légitimité dans celle de la représentation. Celle-ci était déjà en cause avant la crise. Elle est mise à l’épreuve par la crise.

Le principe peut être facilement admis que, en temps de crise, les démocraties peuvent avoir recours « de façon exceptionnelle » à des mesures coercitives, mais la question des limites ne manque pas d’être posée par une partie de l’opinion. Partout, la question qui est au cœur de la pensée de Giorgio Agamben : « Peut-on suspendre la vie pour la protéger ? » a trouvé une réponse temporaire : à savoir, la vie (et même l’économie) avant les libertés publiques. Mais en sera-t-il de même à l’avenir si les mesures autoritaires, à commencer par le confinement, devaient durer ou se renouveler ?

La démocratie découle du mode d’accession au pouvoir plus que de son exercice (20). Toutefois, ces mesures d’exception ont deux conséquences. La première est que la frontière se brouille entre démocraties et régimes autoritaires. La seconde est que des gouvernements élus démocratiquement peuvent être tentés d’utiliser la crise à des fins variées : tentative de transition vers un régime moins démocratique (Hongrie) ou gestion d’autres problèmes intérieurs (Inde, Algérie). Dans de nombreux pays, la vie démocratique est mise entre parenthèses par le report des élections comme en Pologne ou en Bolivie, avec le cas particulier de la France.

Les temps de crise ont souvent fait émerger une forme d’unité nationale. Dans une certaine mesure, le sens de l’urgence et la nécessité de survivre ont provoqué un sursaut de loyauté chez les citoyens. Le plus souvent, les populations se sont rangées derrière les décisions fortes prises par leur gouvernement avec consentement/acceptation si ce n’est avec enthousiasme (21), (22). Toutefois, dans la plupart des régimes démocratiques, les décisions sont questionnées, les consignes contrevenues et de manière générale, la pertinence des mesures recommandées par des experts qui, en d’autres temps, auraient fait foi est largement remise en cause.

À tel point que l’on peut légitimement se demander si la notion de programme politique a encore un sens. Comme les élus se révèlent incapables de faire ce qu’ils ont promis, les citoyens ne leur font plus confiance et entendent intervenir à tout moment dans la prise de décision ; on s’éloigne alors beaucoup de la démocratie représentative pour tendre vers des formes plus ou moins organisées de démocratie directe. Le risque est alors celui de tout populisme ; la vérité, la raison importent moins que l’action même lorsque celle-ci n’est fondée que sur la passion. Benda nous a enseigné à quels drames cela conduisait inexorablement (23).

À l’inverse, dans la plupart des régimes non-démocratiques, la légitimité du pouvoir est conférée par la capacité des dirigeants à protéger leur population et à maintenir l’ordre social plus qu’à garantir leurs libertés. Dans la plupart de ces pays, les autorités ont imposé une réponse forte et rapide à la crise et on voit en retour un certain sentiment de soutien et d’unité nationale au sein de la population (Chine, Vietnam, Jordanie, etc). En d’autres termes, non seulement la sortie de crise pourrait marquer un affaiblissement de la légitimité des autorités publiques dans les démocraties, mais en même temps un raffermissement du pouvoir dans les autocraties.

Par la fulgurance de sa survenue et l’impétuosité de la propagation du virus, la crise sanitaire a imposé des mesures législatives et réglementaires d’une magnitude assez inédite dans nos démocraties. Dans de nombreux pays, l’exécutif s’est senti autorisé à prendre des mesures liberticides ou de surveillance de masse déployant pour ce faire des technologies jusqu’alors réservées au renseignement militaire ou anti-terroriste ! D’une manière générale, ces mesures dérogatoires aux libertés publiques sont plutôt bien accueillies, voire plébiscitées par des citoyens qui y voient un arsenal protecteur de leur sécurité.

Que les gouvernements privilégient l’efficacité n’est pas une spécificité de la crise sanitaire. Que les citoyens soient moins attentifs à la sauvegarde de leurs droits fondamentaux reflète sans doute d’une angoisse face au fléau nouveau après des décennies d’absence d’adversités collectives. Ces mesures prises à titre exceptionnel et temporaire doivent impérativement le rester. Or, depuis quelques années, force est de constater que d’autres mesures prises au nom de la lutte contre le terrorisme sont passées dans une indifférence quasi générale du statut de mesures exceptionnelles et temporaires à celui du droit commun.

Nous devons veiller à ne pas affaiblir durablement l’État de droit au nom de l’urgence à combattre le virus. A l’automne dernier (mais cela semble si loin déjà), François Sureau rappelait que « l’État de droit, dans ses principes et dans ses organes, a été conçu pour que ni les désirs du gouvernement ni les craintes du peuple n’emportent sur leur passage les fondements de l’ordre public, et d’abord la liberté » (24).

Au lendemain de la crise, les questions politiques seront donc nombreuses. Quels régimes seront perçus comme ayant bien géré la crise ? Quelle transition mettre en œuvre pour revenir des mesures d’exception à la vie normale ? S’ils n’ont pas réussi à agir à l’unisson pendant la crise sanitaire, quelle crédibilité auront les régimes démocratiques pour gérer d’autres crises comme le défi climatique ou la question migratoire ?

Et, si les égoïsmes nationaux dominent pendant la gestion de la crise sanitaire, comment empêcher ensuite la vague des populismes nationaux de tout emporter sur son passage ? Aussi, la coopération internationale n’est-elle pas seulement un élément d’une gestion efficace de la crise, elle est une condition de la survie démocratique au sortir de celle-ci.

Sans doute entrons nous dans un autre monde

Une autre économie : le retour des régulations ?

La période actuelle est celle du désordre et la question se pose évidemment de savoir dans quelle direction nous nous orienterons lorsque la crise sanitaire sera jugulée. Au cours des trente dernières années, la cause était entendue. Nous assistions à la victoire sans partage du libéralisme économique dans la ligne de la fin de l’histoire de Francis Fukuyama (25). Mais ceux qui portent sur l’histoire le regard de la longue durée trouvent aujourd’hui matière à revenir sur l’idée que le libéralisme l’a définitivement emporté. La leçon donnée, il y a trois quarts de siècle, par Karl Polanyi (26) est que le libéralisme économique est une phase de désorganisation entre deux périodes plus régulées. Celui-ci s’affirme périodiquement, comme une parenthèse, jusqu’à ce que, chaque fois la nécessité de nouvelles régulations s’impose parce que les phénomènes économiques ne sont pas indépendants du reste de l’évolution de la société.

En 150 ans, nous avons connu trois grands cycles de régulation du capitalisme. Celle qui, issue du XIXème siècle, s’achève avec la Première Guerre mondiale. Elle cède la place à une autre régulation fondée sur la production de masse dans un monde taraudé par la renaissance des nationalismes et habité par la construction de la démocratie. Et puis, une troisième phase est venue car, contrairement à ce qu’envisageait Polanyi, le marché ne s’est pas effondré avec la crise de 29 ni au sortir de la Seconde Guerre mondiale. C’est qu’après 1945, la généralisation de l’État providence, l’émergence de la domination américaine et l’effacement du fascisme ont façonné les nouvelles régulations des décennies suivantes. Vers la fin des années 70, une nouvelle rupture s’est amorcée. Elle touche aussi bien le monde de la production, les idées politiques que la scène internationale. L’émergence des technologies de l’information, la vague libérale du refus de l’impôt, puis l’effondrement du communisme annoncent la fin de la période sociale-démocrate.

Ainsi, nous connaissons depuis près de deux siècles une succession de phases organiques au cours desquelles un mode d’organisation de l’économie et de la société domine et des phases critiques pendant lesquelles ces régulations s’essoufflent puis s’évanouissent, pour céder la place à d’autres. La dernière grande régulation collective a été celle de l’État providence. Qu’elle se soit épuisée ne fait plus de doute. Et malgré un léger balbutiement au lendemain de la crise des « subprimes », rien n’est venu la remplacer.

Entre ces phases de régulation, les anciens schémas se délitent, l’organisation collective recule, les individualismes retrouvent droit de cité. Jusqu’à ce qu’un choc massif permette à l’histoire de reprendre ses droits et que les hommes sculptent les charpentes de la société nouvelle. Ce sont de telles charpentes qu’il nous faut rebâtir aujourd’hui.

Ces régulations n’épargnent aucune des activités humaines, mais au-delà de l’espace classique de la coopération économique, il y a plusieurs domaines où la nécessité de la régulation s’impose.

D’abord, évidemment, dans le champ de l’organisation sanitaire. Paradoxalement, c’est dans ce domaine que la coopération internationale a commencé à se mettre en place dès 1851 avec le premier Règlement Sanitaire International. La réforme de 2005 a renforcé l’indépendance du directeur général de l’OMS mais il faut aller beaucoup plus loin notamment dans sa coordination avec l’OMC.

Le rôle de l’OMS peut notamment être important dans la mise en œuvre de politiques de prévention plus actives. Dès lors que les pandémies n’apparaissent plus comme des risques négligeables, des « Black Swans » pour reprendre l’expression utilisée dans le domaine des risques financiers, alors la nécessité de prendre en compte ces politiques dans les choix publics s’affirme avec force. Le démantèlement, par Donald Trump, de la cellule chargée de la sécurité sanitaire à la Maison Blanche montre que nous n’en sommes pas là.

La crise sanitaire crée peut-être aussi l’opportunité d’une mobilisation nouvelle pour lutter contre le changement climatique. Au-delà des liens entre le climat et la santé publique, les mesures prises dans le cadre de la lutte contre la pandémie transforment le débat sur les contraintes budgétaires que nous nous imposons comme sur l’encadrement des comportements individuels. Mais il existe aussi un lien avec d’autres domaines de la préservation de l’environnement et en particulier la préservation de la biodiversité. La destruction des écosystèmes par la pollution, la restriction progressive des lieux d’habitat ou les commerces prohibés favorisent les zoonoses comme de nombreux exemples récents l’ont montré.

Mais même si l’on accepte l’hypothèse plausible d’une fragmentation de la mondialisation, ces différentes politiques ne peuvent qu’être globales. Revient alors la question lancinante qui traverse tout questionnement sur les conséquences de la crise sanitaire : y a-t-il une place pour le multilatéralisme ? Et au-delà, peut-on concevoir une action multilatérale qui ne relève pas uniquement des États mais qui se développerait entre les régions voire les grandes métropoles ?

Un autre paradigme

a/ Un changement de la relation entre les États : quel nouvel équilibre géopolitique ?

Si l’espoir doit demeurer que la crise soit à l’origine d’un renouveau de la coopération au niveau mondial et européen, il est important de scruter ses conséquences plus immédiates sur les relations internationales.

La première découle du vide de puissance que la focalisation sur la crise sanitaire des principaux gouvernements va rendre chaque jour plus visible. Tant qu’ils sont, comme tous, submergés par la pandémie, les groupes armés semblent avoir choisi le repli. Mais dès que les conditions le permettront, nul doute que les conflits repartiront alors même que les grands acteurs de la vie seront surtout concernés par leur situation domestique. On peut craindre que ce soit le cas, en Syrie comme en Libye au Sahel comme au Yémen. D’autant que de nombreux États ébranlés par la crise auront encore plus de difficulté que par le passé à exercer leurs responsabilités régaliennes.

Dans ce contexte, il est probable que la tentation soit forte pour certains États d’accroître leur influence internationale. La Chine, la Russie dans une moindre mesure, ont déjà saisi cette occasion en distribuant des aides médicales principalement aux pays européens. À l’issue de la crise sanitaire, la compétition idéologique reprendra avec force dans une situation où les populations auront été friandes d’intervention étatique et de pouvoir fort. Coincés entre leur réticence à toute action multilatérale et leur confrontation avec Pékin, les États-Unis vont peiner à éviter une redistribution des cartes, mais bien entendu beaucoup dépendra des élections de novembre. La Chine n’est pas en situation d’exercer un leadership mondial mais il n’est pas certain que les États-Unis en soient encore capables.

C’est donc bien une fragmentation de la mondialisation qu’il est raisonnable d’attendre et ce peut être la chance de l’Europe si elle sait se ressaisir.

b/ La crise de l’être conduira-t-elle à un changement de la relation entre les hommes ?

Pour que les cartes puissent être rebattues, il faut que le risque pandémique imprègne profondément, mais surtout durablement la sensibilité collective mondiale. La métaphore guerrière, qui a été très largement utilisée ne trouve à s’appliquer que dans le temps de la mobilisation : la majorité des études (27) laisse entendre qu’il ne saurait y avoir d’armistice, encore moins de libération. Il s’agit donc non seulement d’un effort de guerre de long terme, mais également, d’une réintégration dans les consciences collectives, de la permanence d’un risque pandémique infectieux. Face à une menace aussi structurante et aussi universelle, il est probable que nous assistions à un changement profond des préférences collectives.

Première évolution probable de nos préférences collectives : le rapport à la temporalité. Entrer dans un monde marqué par l’aléa infectieux suppose de corriger nos carences et de constater notre incapacité, notamment en Europe, à donner une réalité au principe de précaution et à cultiver l’approche préventive. L’embolisation des systèmes de santé des pays développés n’est que le symptôme d’une vision politique de court terme qui se sent prémunie de tout imprévu matériel du seul fait de l’existence de marchés de biens et de services interconnectés et réactifs. Les décisions futures ne pourront s’exonérer d’une inscription, notamment budgétaire, dans le temps long ni d’une approche stratégique systématisée des différents pans prioritaires de la vie des populations.

Au-delà de ce premier aspect, le risque infectieux nous rappelle avec la force de l’évidence l’interdépendance entre les individus. C’est tout le paradoxe du confinement actuel : isolés chez eux, les individus n’ont jamais autant œuvré pour la restauration du collectif. La santé de chacun n’est plus, comme dans le cas des maladies cardio-vasculaires et dégénératives, la conséquence de comportements individuels : elle dépend de la responsabilité de chacun vis-à-vis du collectif, et, inversement, de la capacité du collectif à prendre en charge la santé du moindre de ses membres. Le propre des virus que cette pandémie vient nous rappeler, c’est de ne reconnaître aucune frontière, ni sociale, ni politique : aucune barrière, aucun mur ne prémunira durablement les sociétés d’un risque de contagion, d’un « cluster » prêt à essaimer.

En sus du nécessaire renforcement du rôle de l’OMS dans la mise en œuvre de politiques de prévention actives, cette réapparition du sentiment d’interdépendance doit être accompagnée pour ne pas qu’émerge une société de défiance généralisée. Un récent sondage (28) sur l’acceptabilité d’une application téléphone pour tracer les contacts des porteurs du Covid-19 montre que près de 75% des répondants installeraient probablement ce type d’application si elle existait. Quelle appréciation sociale serait faite d’un individu refusant d’installer une telle application ? Ce refus doit-il simplement être autorisé lorsqu’il est susceptible de mettre en danger le collectif ? Il est probable que cette crise sanitaire et sa pénétration dans l’imaginaire collectif incitent à l’émergence d’une société de la transparence médicale : ainsi, est-il possible que la circulation des personnes soit à l’avenir soumise à la production de tests d’immunité, comme le carnet de vaccination international est actuellement demandé à la frontière de nombreux États. Mais il y a un monde entre un simple carnet de carton et les données de son téléphone portable. Pour que le régime de transparence individuelle que l’on pressent ne se transforme pas en société de défiance, les pouvoirs publics se doivent de jouer un rôle actif afin de garantir non seulement l’anonymat des utilisateurs mais également l’effacement des jeux de données (29). Ce positionnement public ferme doit constituer le socle d’un nouveau « système providentiel » sur lequel asseoir une confiance et un pacte citoyen renouvelé.

Par Dominique Strauss-Kahn, ancien ministre de l’Économie et des Finances, ancien directeur-général du Fonds Monétaire International