Pris à la gorge par une crise économique sans précédent, de plus en plus de Libanais quittent leur pays pour s’installer sur le continent africain.

À Nabatiyé, la plus grande ville du Sud-Liban, Mohammed Patrice Reda attend son visa pour la Côte d’Ivoire. Le jeune homme de 24 ans a toujours rêvé de devenir ingénieur mais il n’imaginait pas qu’il devrait parcourir des milliers de kilomètres pour décrocher son premier poste.

« Quand j’ai eu mon diplôme, j’ai tout de suite commencé à envoyer des candidatures au Liban, mais je n’ai trouvé que des stages non rémunérés. J’en ai fait trois, mais ils n’ont débouché sur rien. Plus je cherche et plus je me rends compte que la situation économique est intenable », dit-il.

Côte d’Ivoire, Sénégal et Nigeria

Troisième pays le plus endetté au monde, le Liban traverse actuellement la pire crise économique de son histoire. En quelques mois, la monnaie locale a perdu six fois sa valeur, entraînant avec elle une spirale d’hyperinflation que rien ne semble pouvoir arrêter. Les salaires ne valent plus rien et les Libanais s’enfoncent à vitesse grand V dans la misère. Selon les Nations unies, le nombre de personnes n’arrivant pas à subvenir à leurs besoins de base – et notamment alimentaires – a doublé en 2020 pour atteindre 55­ % de la population.

Face à cette situation, impossible de savoir combien de Libanais sont entrain de plier bagages. Mais une chose est sûre : ils sont nombreux à s’exiler. Et le phénomène n’est pas nouveau. Fuyant les massacres et les guerres depuis le XIXe siècle, les Libanais constituent l’une des plus importantes diasporas au monde avec environ 12 millions de membres, soit quatre fois la population du pays. Parmi eux, quelques centaines de milliers – pour la plupart originaires du sud-Liban – se sont installés en Afrique, notamment en Côte d’Ivoire, au Sénégal et au Nigeria.

Des manifestants à Beyrouth chantent des slogans contre le gouvernement libanais, le 4 novembre 2019.

J’AI HÂTE DE COMMENCER À EXERCER MON MÉTIER, DE CONSTRUIRE MA VIE… J’AI DES RÊVES PLEIN LA TÊTE

En ces temps de pandémie et de récession, émigrer vers les pays africains est plus simple que de tenter sa chance en Europe ou aux États-Unis. Les voyages en avion ne sont pas suspendus et il suffit en général d’une simple lettre d’invitation d’un proche résidant sur place pour obtenir un visa.

Le père de Mohamed vit déjà à Abidjan, où il possède une boulangerie. « Je ne connais pas ce pays mais je suis certain qu’on y vit mieux qu’ici. Je me renseigne beaucoup sur Internet et j’espère rencontrer des Libanais sur place. J’ai hâte de commencer à exercer mon métier, de construire ma vie… J’ai des rêves plein la tête », explique-t-il. En attendant le jour du départ, il est bénévole pour une ONG locale qui distribue des colis alimentaires aux familles les plus frappées par la crise.

Des villages sous perfusion

Une fois arrivés en Afrique, la plupart des Libanais s’y installent pour de bon. Beaucoup acquièrent la nationalité de leur pays d’accueil et apprennent la langue locale, tout en continuant d’envoyer de l’argent à leurs proches restés au Liban, où les services publics font cruellement défaut. Au sud du pays, l’économie de dizaines de villages dépend entièrement de ces transferts de fonds.

Zrariyeh, à 65 kilomètres au sud de Beyrouth, est un exemple typique. Officiellement, le village compte 15 000 habitants. En réalité, plus d’un tiers d’entre eux se trouvent en Côte d’Ivoire. En 2015, la route principale a même été rebaptisée « Avenue d’Abidjan ». « Toute l’économie du village est basée sur l’immigration. Nos jeunes grandissent avec l’idée que leurs cousins à Abidjan sont plus riches. Les femmes y vont pour aider leur mari sur place. C’est en quelque sorte un petit cercle vicieux », estime Dalida Jezzini, la femme du maire. Née au Sénégal, elle est l’une des rares à avoir fait le chemin inverse. « Par patriotisme », assure-t-elle.

Il fut un temps où l’argent venu d’Afrique servait à construire des villas de luxe. Mais depuis la crise, le village entier vit sous perfusion. Pour éviter que des familles entières sombrent dans la misère, la diaspora basée à Abidjan a envoyé quelque 100 000 dollars ces derniers mois. Le maire, Adnan Jezzini, a centralisé et redistribué cette somme à environ un millier de familles en fonction de leurs besoins. « Cet argent couvre les dépenses quotidiennes, les médicaments, les hospitalisations, la scolarisation des enfants… », explique-t-il.

Des transferts surveillés

Envoyer l’argent n’est pas simple. Avant la crise, une partie des sommes circulaient à travers le système financier classique. Mais depuis un an, les banques libanaises bloquent les retraits à quelques centaines d’euros par mois. Si les agences de transfert sont encore accessibles, il n’y a aucune trace de la précieuse aide au bureau Western Union de Zrariyeh.

Le directeur, Ali Hachem, qui a lui-même passé dix ans à Abidjan en tant qu’employé d’une usine de plastique avant de contracter le paludisme, reçoit bien quelques transferts, mais la grande majorité de l’argent circule en cash. « Pour éviter les commissions, ce sont des valises qui arrivent. Tout le monde utilise ce système, sinon on ne peut pas vivre ici », dit-il dans un français teinté d’accent ivoirien.

Un drapeau du Hezbollah près de la frontière israélienne, le 26 août 2020 (photo d'illustration).

Autre avantage du liquide : la discrétion. Car dans le cadre de la lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme, les opérations financières de la diaspora libanaise installée en Afrique sont surveillées de près par la communauté internationale, les États-Unis en tête. En cause, son rôle présumé dans le financement du Hezbollah, puissant parti libanais soutenu par l’Iran. À Zrariyeh, comme dans beaucoup de villages au Sud-Liban, les drapeaux à la gloire du parti de Dieu et de ses combattants martyrs bordent les routes.

De nouveaux candidats à l’exil

Mais à mesure que le Liban s’enfonce dans la crise, le continent africain fait rêver bien au-delà des régions du Sud. Après des études en hôtellerie, Élie travaillait comme directeur des ventes pour une entreprise à Beyrouth. Mais avec la dévaluation de la monnaie locale, son salaire de 2 300 dollars n’en valait plus que 430 en juillet dernier. « J’ai commencé à chercher d’autres opportunités car, ici, tout est bouché. J’ai postulé un peu partout en Europe, dans les pays du Golfe… Je pensais aller en France, peut-être à Dubaï mais je n’avais jamais pensé partir en Afrique ». Finalement, le jeune homme s’est installé en Algérie, où il travaille désormais pour une entreprise de télécommunications. « Je ne regrette vraiment pas, car la situation au Liban ne fait qu’empirer » assure-t-il par téléphone.

En octobre 2019, la jeunesse libanaise avait manifesté pour dénoncer la corruption de la classe politique et le gâchis d’argent public. Un an plus tard, les dirigeants sont restés sourds aux demandes populaires et les espoirs de ceux qui avaient cru à un changement sont déçus.

Sur les bancs de l’université Saint Joseph, l’un des meilleurs établissements de Beyrouth, une nouvelle génération de Libanais d’Afrique se prépare au départ. Khalil Zein, 19 ans, attend de finir sa licence en gestion pour aller tenter sa chance en Côte d’Ivoire. « Notre pays ne fait pas attention à sa jeunesse. J’aime le Liban, j’y retournerai pendant les vacances mais je sais que mon avenir n’est pas ici », conclut-il.