Accueil à la une Attaques contre les médias guinéens: Retour sur une scabreuse affaire

Attaques contre les médias guinéens: Retour sur une scabreuse affaire

Le mercredi 6 décembre 2023, la chaîne de télévision Djoma TV, appartenant au groupe Djoma Médias, a été retirée du bouquet Canal+. Une action qui a surpris l’opinion publique, suscitant des vives critiques des professionnels de l’information et de certains citoyens. Au-delà des critiques, cette décision suscite également beaucoup d’interrogations, car elle émane des autorités guinéennes, sans aucune explication au moment de la rédaction de cet article.

Dans le cadre de la lutte contre le désordre informationnel en Guinée, notre rédaction s’est intéressée à ce sujet. En effet, dans les premières heures qui ont suivi le retrait de la chaîne privée du bouquet de Canal +, certains citoyens se sont interrogés si les autorités guinéennes pouvaient faire prendre une telle décision.

Pour commencer nos recherches, nous avons contacté la direction générale de Djoma Médias. Celle-ci a indiqué que ce sont les autorités qui sont derrière cette décision. « Sur instruction des autorités guinéennes, Canal + a procédé au retrait de Djoma TV de son bouquet. Cette décision a été prise sans aucun préavis, ni information. Nous avons adressé une correspondance pour comprendre les motivations d’une telle décision de Canal+, pas de réponse pour le moment», nous a expliqué Kalil Oularé, le directeur général du groupe appartenant à l’ancien intendant à la présidence de la République sous le régime de l’ex-président Alpha Condé, Kabinet Sylla dit Bill Gate, incarcéré par la justice pour, entre autres, « détournement de derniers publics».

Il a en outre précisé que le groupe Djoma Médias est à jour de toutes ses factures à l’ARPT (Autorité de régulation des postes et des télécommunications) et qu’aucune procédure judiciaire n’est engagée contre l’empire médiatique. « Aucune sanction de la HAC ne nous a été signifiée », a insisté M. Oularé, dénonçant une tentative de musellement du groupe.

Face aux accusations de la direction de Djoma Médias, la rédaction de Guinee7.com a essayé à plusieurs reprises d’obtenir une réaction de la Haute autorité de la communication (HAC). Tous les commissaires de l’institution que nous avons joints au téléphone, ont indiqué que c’est le président Boubacar Yacine Diallo qui peut parler de cette décision. Malgré nos insistances, le président de la HAC n’a jamais décroché nos appels.

Des interrogations

Alors que sur les réseaux sociaux la décision est très commentée, elle suscite également des interrogations. « Est-ce possible qu’un gouvernement décide du retrait d’une télé ou d’un média du bouquet Canal par exemple » ? s’interroge, par exemple, un internaute sur le réseau social X (anciennement Twitter).

La confirmation de la responsabilité de la HAC

Dans la soirée du 7 décembre 2023, le courrier que la Haute autorité de la communication (HAC) a adressé à la direction générale de Canal + Guinée a fuité sur les réseaux sociaux. Cette fuite a rapidement fait la une des réseaux sociaux et dans certains médias guinéens.

Dans le courrier datant du 6 décembre, Boubacar Yacine Diallo a écrit : « Pour des raisons de sécurité nationale, je vous saurai gré de bien vouloir retirer Djoma Radio et TV du Bouquet Canal+ sans délai jusqu’à nouvel ordre, dès réception de ce courrier ». A peine sorti sur la place publique, s’est posée la question de son authenticité. Mais dès le lendemain, vendredi 8 décembre, le président de la HAC est intervenu sur les antennes d’Espace TV, où il a confirmé avoir fait cette demande.

Après cette intervention, nous avons de nouveau essayé de le joindre au téléphone, mais il n’a pas décroché nos appels. Nous avons alors décidé d’utiliser certains passages de son intervention dans cet article.

Dans son explication Boubacar Yacine Diallo a laissé entendre que le retrait de Djoma TV du bouquet Canal+ est « une mesure conservatoire ». Comme indiqué dans la correspondance, a-t-il confirmé, il est demandé à Canal + Guinée « de retirer jusqu’à nouvel ordre Djoma de son bouquet ».

Cette décision est-elle légale ?

Pour le premier responsable de la HAC, cette question se répond par l’affirmative. « Dire que la HAC n’est pas habilitée à suspendre un organe d’informations, c’est une simple méconnaissance de la loi. Ce que la loi donne à celui qui est puni, c’est de saisir la Cour suprême lorsqu’il se sent lésé. Mais la loi autorise effectivement la HAC jusqu’à retirer l’agrément et la fréquence», a-t-il assuré sur les antennes d’Espace TV.

Après la mesure contre Djoma TV présentée comme étant conservatoire, une plénière des commissaires de la HAC a été programmée. Selon Boubacar Yacine Diallo, son institution a « mis à contribution [son] service de monitoring pour voir à peu près s’il y a eu des émissions de nature à attenter à la sécurité nationale».

Toujours sur la question de la légalité de cette mesure, nous avons interrogé le juriste, Dr Alhousseiny Makanera Kaké. Il nous livre son analyse : « Dans le courrier qui a demandé le retrait du média, la HAC dit se fonder sur une question de sécurité nationale, rappelle-t-il. Quand l’administration invoque la question de sécurité nationale, cela prime normalement sur le reste. Donc, on ne peut plus parler du respect de la procédure. Le secret prime sur les droits. Mais il y a une possibilité qui reste : ceux dont le droit a été réduit ou restreint peuvent tenter un recours devant le juge pour que ceux qui ont invoqué la sécurité nationale soient obligés de s’expliquer réellement sur ce qu’ils entendent par sécurité nationale. Ainsi, le juge peut déterminer si les raisons invoquées sont fondées ou pas. C’est cela la procédure en la matière ». Et de conclure : « Une fois qu’on a invoqué le secret défense ou la sécurité nationale, les gens sont obligés de limiter leur exercice du droit, mais j’insiste bien là-dessus : on a le droit de vérifier auprès du juge si le motif invoqué est réel au détriment du droit…»

D’autres retraits décidés

Depuis le retrait du groupe Djoma Médias, les autorités ont aussi fait retirer Espace FM, Espace TV, Evasion TV et Evasion FM du bouquet Canal +. Cette fois-ci, la décision a été assumée par tous les membres de la HAC. « Le collège de la Haute autorité de la communication vous demande le retrait du bouquet Canal + pour des impératifs de Sécurité nationale, à titre conservatoire, les chaînes Espace FM, Espace TV et Evasion FM et Evasion TV, jusqu’à nouvel ordre, dès réception de ce courrier », peut-on lire dans ce courrier adressé, dans la journée du 9 décembre, à la direction générale de Canal + Guinée pour demander ces nouveaux retraits. Star Times, le second distributeur d’images payant en Guinée, a aussi été obligé de procéder au retrait de ces chaînes de télévision.

En outre, d’autres stations de radio et des médias en ligne sont ou ont été victimes de brouillage et des restrictions ces dernières semaines.

Une radio « fermée »

Dans l’après-midi du 11 décembre, la direction de la station Ndimba Radio (propriété du groupe Guinee7) a reçu, par voie d’huissier, le courrier du directeur général de l’Autorité de régulation des postes et des télécommunications (ARPT), Mamady Doumbouya, lui notifiant « le retrait de vos fréquences qui prend effet les trois mois suivant la date de réception de la présente, conformément aux dispositions de la loi relative aux télécommunications et aux technologies de l’information en République de Guinée», pour non-paiement d’une redevance. Mais Ndimba radio conteste vigoureusement cette déclaration, allant jusquà publier en ligne le reçu de paiement de cette redevance effectué le 13 février 2023.

La liberté de la presse mise à mal en Guinée

Comme le souligne Reporters sans frontières (RSF), ces différentes décisions des autorités à l’encontre des médias mettent à mal la liberté de la presse en Guinée.

Dans son dernier classement sur la liberté de la presse, RSF rappelait que la «production d’informations critiques et indépendantes reste difficile en Guinée, particulièrement lorsque celles-ci mettent en cause des membres du gouvernement ou des forces de sécurité». Ce rapport classe la Guinée à la 86e place mondiale sur 180. Ces derniers mois, les actes attentatoires à la liberté de la presse se sont multipliés en Guinée.

Cet article a été rédigé par Bhoye Barry dans le cadre du projet Implication des Médias Numériques dans la Prévention Active des Conflits et Tensions (IMPACT), sous la coordination de Thierno Ciré Diallo. Il a été approuvé par la rédaction de Guinee7.com

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