D’emblée, on peut affirmer en paraphrasant Marx que l’histoire de la Guinée jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de la succession de chefs à vie. Du grand empire Mandingue à l’État moderne sorti de la décolonisation française, en passant par le royaume théocratique du Fouta Djallon, force est de constater que tous les chefs qui ont incarné les pouvoirs étatiques d’alors jusqu’à maintenant ont eu le même sort : régner ou gouverner jusqu’à la déchéance ou la mort. Cet appétit pour le pouvoir en Guinée s’est aussi incrusté dans un virus qui s’est transmis à l’ensemble des chefs des partis politiques de l’opposition ainsi qu’à toute personne occupant une position de chef dans l’administration publique, voire même dans le privé.
Des Almamys, Famas ou Présidents. Toujours la même boulimie pour le pouvoir
Même avant l’occupation française, le cas de l’alternance institutionnelle biennale entre les partis Alfaya et Soriya au Fouta Djallon a été ébranlé par un Almamy qui a refusé de céder son poste à la fin de son mandat sous prétexte qu’il serait le mieux placé pour contrer les envahisseurs français. Pour conserver le pouvoir il s’alliait avec un autre « homme fort », le résistant Samory Touré. Les querelles intestines entre partisans de la dictature et ceux de l’alternance faciliteront la victoire militaire française, prélude à la colonisation brutale de la Guinée pendant soixante longues années.
A l’indépendance en 1958, le choix était tout tracé entre les partisans d’un régime « fort et révolutionnaire pur et dur » et les partisans de la déconcentration du pouvoir dans les mains d’un seul homme. Les « modérés » qui demandèrent au Congrès de Foulaya de 1965 de réduire le pouvoir absolu du président en le séparant du parti, perdirent leur combat et plus tard leur vie et le président se retrouva “Responsable Suprême » ayant droit de vie et de mort sur les millions de Guinéens qui vécurent de leur chair et de l’exil (y compris le président actuel) pendant vingt six longues années qui ne finiront qu’avec la mort du premier président de la Guinée indépendante.
Depuis lors, une lecture attentive de l’évolution politique et sociale de la Guinée permet de constater que malgré l’ouverture du pays à la démocratie et au multipartisme, au même titre que les présidents de la république, tous les chefs de partis politiques de l’opposition n’ont jamais voulu céder de leur bon gré leurs places à d’autres. Les raisons invoquées sont aussi nébuleuses que les arguments des présidents en exercice. D’aucuns arguent que les successeurs potentiels ne seraient pas dotés de capacités de leadership, ou qu’ils manqueraient d’expérience ou encore qu’ils ne connaîtraient pas assez les enjeux liés aux chantiers entamés et à venir, etc. Ils répètent eux-mêmes ainsi ce que le parti au pouvoir dit à leur encontre.
Sékou estimait que personne d’autre que lui ne pouvait mieux incarner le titre de chef d’État guinéen; Lansana croyait à son tour que lui seul était capable de mieux protéger la Guinée de ses ennemis; après avoir goûté aux délices du pouvoir, Dadis a eu la même prétention; et aujourd’hui le président Alpha pense lui aussi qu’il est le seul capable de réaliser la prospérité de la Guinée. Par extension, ce sentiment « d’homme providentiel » semble exister même chez les dirigeants d’entreprises ou les responsables des services déconcentrés de la fonction publique. Personne ne veut céder sa place à un autre, même si le mandat qu’il exerce est limité par une loi ou un règlement. Pourquoi donc ce refus d’ouverture à l’exigence de la démocratie des gens qui se disent pourtant être des démocrates; pourquoi sont-ils renforcés dans leur désir d’exercer éternellement le pouvoir, du moins tant qu’ils respirent encore ?
Des présidents de partis politiques à vie
Dans toutes les démocraties avérées, les chefs des partis politiques se renouvellent par des congrès nationaux et des débats internes conformément à leurs statuts. Mais pas en Guinée. Dans ce pays, tout fondateur de parti politique en est le propriétaire officiel et restera généralement son président tant et aussi longtemps qu’il vivra. L’absence d’alternance au sein de ces entités politiques crée et alimente chez leurs dirigeants un amour démesuré du pouvoir et la rage de devoir le céder lorsque cela devient nécessaire dans l’intérêt du parti. Ceci fait en sorte que lorsqu’un d’entre eux se retrouve propulsé au sommet de l’État, son désir de conserver le pouvoir et de l’exercer sans partage se confronte avec les limites imposées par la Constitution. Mais voulant à tout prix et malgré cet obstacle demeurer le maître absolu du pays, il se transforme alors en autocrate et s’emploie à violer les lois qui l’ont permis d’accéder au pouvoir qu’il exerce. Telle est la mentalité générale qu’on trouve chez les dirigeants des partis politiques guinéens de nos jours.
L’autocratie, une réalité profondément ancrée dans les mœurs politiques
L’autocratie est une caractéristique majeure de nos mœurs politiques. Elle n’est pas seulement l’apanage du parti au pouvoir mais aussi des partis politiques de l’opposition. Qui a vu en Guinée des primaires s’organiser dans un parti ou un leader se succéder à un autre par voie démocratique ? Les partis dans leur mode de fonctionnement connaissent un déficit notoire de démocratie. Autant le président Alpha Condé et les ses autres successeurs refusent de céder la place à un autre, autant les leaders des partis de l’opposition le font. Cellou Dalein après avoir perdu trois duels face à Alpha a récemment dévoilé son intention d’être candidat à sa propre succession dans son parti au compte de la prochaine élection présidentielle, sans qu’aucun doigt ne puisse être levé dans son camp pour un éventuel renouvellement du leadership.
En effet, tout ceci montre l’existence et la persistance de l’historique crise démocratique qui frappe de plein fouet la classe politique dans son ensemble. De la sorte, aucun parti dans la configuration politique actuelle de la société guinéenne n’a la « légitimité » de reprocher à un adversaire ce qu’il a déjà fait, ce qu’il fait ou ce qu’il projette de faire. Ils sont quasiment tous pareils et reposent tous sur un extraordinaire culte de la personne du leader. Ce dernier prend aux yeux de ses partisans la dimension d’un prophète indiscutable et toute tentative de remise en cause apparaît comme un blasphème qui vaut à son auteur une excommunication. Bah Oury, Ousmane Kaba et Ismael Condé en savent bien quelque chose au sein respectivement de l’UFDG et du RPG-arc-en-ciel.
Ainsi, on ne peut pas vraiment dire qu’il y a une différence entre l’opposition et la mouvance d’après les arguments ici avancés. À moins que ne survienne un sursaut psychologique au moyen de la « révolution des esprits » chez les uns et les autres, la Guinée semble être aujourd’hui condamnée à se perpétuer dans l’autoritarisme à outrance.